Évasion fiscale : le casse permanent
Un an après les révélations d’un consortium de médias, les banques et les multinationales font toujours échapper des centaines de milliards d’euros des États où elles sont imposables.
dans l’hebdo N° 1447 Acheter ce numéro
Le dernier rapport d’Oxfam laisse pantois. L’ONG britannique révélait lundi dernier que les vingt plus importantes banques européennes généraient 26 % de leurs profits dans des paradis fiscaux [1]. Un vrai modèle économique ! Grâce à des montages financiers et des sociétés écrans, elles déplacent une partie de leur chiffre d’affaires dans les îles Caïmans, aux Bahamas, au Luxembourg, etc., où l’imposition est très faible, voire nulle. En 2015, les sommes échappant au fisc des pays où ces banques sont réellement actives totalisaient 25 milliards d’euros. Leurs filiales des paradis fiscaux sont deux fois plus rentables qu’ailleurs, et avec des effectifs salariés réduits.
Oxfam décerne le pompon à la Barclays : au Luxembourg, son bureau affiche 13 millions d’euros de bénéfices avec un seul employé – 348 fois plus rentable que la moyenne ! Certaines filiales des vingt banques européennes sont même dépourvues d’employés et cumulaient cependant 628 millions d’euros de profits en 2015. La BNP Paribas occupe le premier rang du palmarès : aux îles Caïmans, sa coquille vide génère 134 millions de bénéfices. La Société générale n’est pas en reste, qui dégage 22 % de ses profits dans les paradis fiscaux, où ne sont employés que 4 % de ses effectifs. En Irlande, ses bénéfices y sont quatre fois supérieurs au chiffre d’affaires déclaré ! En 2012, Frédéric Oudéa, alors PDG, affirmait devant le Sénat que la banque n’agissait plus dans les paradis fiscaux. Il n’a pas été inquiété pour ce faux témoignage.
Le tableau d’honneur à la Deutsche Bank, qui ne fait apparaître que des bénéfices minimes, voire des déficits, dans presque tous ses établissements, alors que ses bureaux dans les paradis fiscaux lui ont rapporté près de 2 milliards d’euros en 2015. Et la surprise ne vient pas des Antilles mais de l’Europe même : l’Irlande et le Luxembourg, à eux seuls, logent 29 % des profits générés par les banques étudiées dans les paradis fiscaux, grâce à des niveaux de taxes concédés extrêmement attractifs, jusqu’à six fois moindres, en Irlande, que le taux légal par ailleurs en vigueur – 12,5 %, déjà le plus faible de l’Union européenne.
À l’assaut du Conseil constitutionnel
« Nous n’avions jamais poussé aussi loin les processus législatifs, témoigne Lucie Watrinet, et en dépit de l’appui de parlementaires hypermotivés, nous sommes barrés par le Conseil constitutionnel… » La chargée de mission du CCFD-Terre solidaire recense au moins dix blocages de la juridiction au cours du quinquennat. Concernant la fraude fiscale (2013), rejet de la garde à vue de 96 heures, des moyens permis contre le terrorisme ou la criminalité organisée (écoutes, etc.), des peines aggravées pour les personnes morales et de l’utilisation par le fisc de listes volées. Concernant l’optimisation fiscale agressive (2013), rejet de l’extension de l’abus de droit, de l’obligation de déclarer les schémas d’optimisation fiscale, de l’inversion de la charge de la preuve dans certains cas et des sanctions accrues contre des sociétés non sincères envers le fisc. Et, en 2016, censure du registre public des trusts, puis de l’accès au public des rapports de sociétés prévus par la loi Sapin 2. Au point que les associations envisagent une stratégie spécifique, après les élections, contre ce verrouillage.
L’attention portée aux banques s’explique aussi par leur rôle prescripteur auprès de la clientèle. La banque suisse UBS vient d’être renvoyée en correctionnelle, en France, pour « démarchage bancaire illégal » et « blanchiment aggravé de fraude fiscale » d’un montant évalué à 10 milliards d’euros.
Ces turpitudes font tache un an après l’énorme scandale des Panama Papers, la plus massive des fuites d’informations qui ont affecté le secteur financier, révélant un système d’évasion fiscale à l’échelle industrielle. Le 3 avril 2016, un consortium de 380 journalistes livrait simultanément dans plusieurs pays le décryptage d’une montagne de onze millions et demi de fichiers soutirés anonymement en 2015 à Mossack Fonseca. Ce cabinet panaméen, spécialisé dans la création de sociétés écrans, apparaît au cœur d’un réseau mondialisé d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent sale. Outre de grandes sociétés et des établissements financiers, des dizaines de personnalités du monde des affaires, de la politique ou du spectacle y sont cités. « Et l’on peut supposer qu’un pan seulement du décor a été révélé », souligne Wilfried Maurin, du mouvement Attac, étonné qu’aucune des quatre grandes multinationales d’audit financier, Deloitte Touche Tohmatsu, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers, n’ait été à ce jour inquiétée.
Le contexte a cependant radicalement changé, convient Vincent Drezet, inspecteur des finances et secrétaire général de Solidaires finances publiques, qui publie un rapport sur les moyens de lutte [2]. « Il y a peu encore, on nous traitait de corporatistes ! Aujourd’hui, même le ministère des Finances considère nos chiffres crédibles. » Le syndicat avait évalué en 2013 que l’évasion détournait annuellement a minima 60 à 80 milliards d’euros des caisses de l’État français, et jusqu’à 105 milliards en incluant les fraudes aux déclarations fiscales. À l’échelle européenne, on parle de 1 000 milliards d’euros par an.
Les Panama Papers ont considérablement accéléré une prise de conscience aujourd’hui généralisée, confirme Lucie Watrinet, de l’ONG CCFD-Terre solidaire et coordinatrice de la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires (PPFJ), coalition de dix-neuf organisations françaises. « Nous étions dans l’alarme et la dénonciation, aujourd’hui nous tentons de suivre les multiples initiatives institutionnelles, précise-t-elle. Ça bouge de partout, même si ça ne va pas assez vite. »
L’OCDE, le Parlement européen et les gouvernements adoptent des réglementations, des directives, des lois. Mais on est loin du compte. De nombreuses enquêtes sont en cours [3], mais encore bien peu de sanctions sont prises.
Car, si la fraude contribue à ces monstrueux flux, une part importante relève de pratiques d’optimisation fiscale agressives généralisées, véritable ingénierie financière et fiscale « à la limite de la légalité, mais ni légitime ni morale », juge Vincent Drezet. Trusts, fiducies, sociétés écrans, etc. : l’objectif vise souvent à masquer le nom du propriétaire réel d’une société ou d’un compte. L’obligation faite aux banques de détailler leur bilan par pays est une avancée. Mais les dispositifs sont incomplets, décrits par les militants comme des « raquettes à trous » par leur capacité à laisser filer de gros poissons. L’obligation de présenter un bilan financier détaillé par pays n’est ainsi toujours pas applicable aux multinationales. La lutte est entravée par un manque de volonté politique des États, dominée par la réticence à imposer des contraintes qui pourraient limiter la compétitivité de leurs entreprises (voir encadré).
« L’État français réagit essentiellement par des mesures législatives et se préoccupe peu de muscler les services de répression, déplore Vincent Drezet. Les effectifs du contrôle fiscal ont été amputés de 3 100 postes ces dernières années. » En 2017, 56 pays (auxquels se joindront 42 autres en 2018) se sont certes engagés à un échange automatique d’informations (résidence et titulaire des comptes, informations financières), « mais ces données restent insuffisantes pour prouver une fraude ».
Et puis les États-Unis, entre autres, n’y participent pas, repliés sur leur propre système. L’État du Delaware est devenu l’un des principaux paradis fiscaux grâce à son très faible niveau de taxes. Un intermédiaire créant une société n’a pas obligation de déclarer le nom du « bénéficiaire ultime ». Près de la moitié des grandes firmes états-uniennes sont domiciliées au Delaware, et un immeuble célèbre sert d’adresse à deux cent mille boîtes aux lettres de sociétés. L’État leur facture l’hébergement 180 000 dollars par an, et compte augmenter son tarif de 40 %, rapporte l’eurodéputée écologiste Eva Joly, qui en revient pour le compte de la mission Pana du Parlement européen, chargée d’enquêter sur l’évasion fiscale à l’échelle mondiale. « Avec 1,2 million d’enregistrements pour 1,5 million d’habitants, le Delaware n’a pas besoin de lever d’impôts ! Un sénateur local veut faire passer une loi pour faire sauter le verrou du “bénéficiaire ultime”, mais la bataille s’annonce terriblement difficile… » Car l’administration Trump n’y est nullement favorable, envisageant même d’abaisser le niveau de taxation des entreprises, ce qui alimenterait une concurrence fiscale déjà bien engagée entre les pays. Des enjeux géopolitiques qui transparaissent clairement dans la pénible définition de « listes noires » de paradis fiscaux. Très critiques, les associations en relèvent une demi-douzaine de versions à périmètre éminemment variable, sujet à négociations. Pas un seul pays européen ne figure par exemple dans la liste retenue par la Commission européenne…
L’arme idéale serait la constitution de registres globaux, au moins à l’échelon de l’Union européenne, et accessibles au public, où seraient recensés les sociétés et leurs véritables propriétaires, ainsi que leurs actifs financiers, de manière à pouvoir les tracer et les imposer en bonne et due forme. « Est-ce si utopique ? Il y a quelques années encore, taxer les transactions financières semblait une hérésie… », rappelle Vincent Drezet.
[1] « Opening the Vaults » (« Ouvrez les coffres »), www.oxfam.org/en
[2] « En finir avec l’impunité fiscale », solidairesfinances publiques.org
[3] Rien qu’en France, près de 6 500 « pistes » d’évasion fiscale ont été recensées après les Panama Papers.