Famine : à qui la faute ?
Une crise alimentaire aiguë s’étend du Nigeria au Sud-Soudan, en Somalie et au Yémen. Un drame aux causes à la fois politiques, écologiques et boursières.
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« Le monde fait face à sa pire crise humanitaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec plus de 20 millions de personnes souffrant de la faim et de la famine dans le nord-est du Nigeria, le Soudan du Sud, la Somalie et le Yémen. » Les mots, et surtout les chiffres, du secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires de l’ONU, Stephen O’Brien, prononcés devant le Conseil de sécurité le 10 mars, provoquent le vertige. Par l’étendue du phénomène qui touche les populations civiles de ces quatre pays, mais aussi par l’urgence des aides à mobiliser.
L’ONU se fonde sur le cadre intégré de classification alimentaire (IPC) afin de mesurer « la sévérité et la magnitude » de ce type de crise. Ses phases sont graduées de 1 à 5, pour « minime », « tendue », « critique », « d’urgence », jusqu’à l’ultime « famine ». Les 20 millions de personnes concernées se situent entre les phases 4 et 5. Si l’on prend en compte la phase « critique », selon l’IPC, ce sont 6,2 millions de Somaliens, 17 millions de Yéménites, 5 millions de Sud-Soudanais et 5 millions de Nigérians qui souffrent de la faim. Pour déclarer l’état de famine, plusieurs facteurs sont nécessaires : une malnutrition aiguë qui touche au moins 30 % des enfants, la mort de deux personnes par jour pour 10 000 habitants, un accès très limité à l’eau ainsi qu’un large déplacement de populations. D’ici à juin 2017, jusqu’à 115 000 personnes pourraient se retrouver en situation de famine au Nigeria, et 100 000 autres au Soudan du Sud.
Enjeux politiques
Définir les contours de la famine est crucial pour l’ONU, les ONG et les gouvernements locaux [1]. Cela détermine l’envergure des aides humanitaires à apporter en matière de nourriture, de soins, mais surtout de financements. Les alertes en Éthiopie, entre 1984 et 1985, puis celle de 1999 à 2000, ont été marquées par la lenteur des ONG à intervenir sur place, ne sachant pas si la situation relevait ou non d’un cas de famine. Au Niger, en 2005, la communauté internationale évoquait une « crise alimentaire », notamment parce que le gouvernement de l’époque ne reconnaissait pas la gravité de la situation. Valérie Ceylon, en charge des opérations d’Acted en Somalie et au Kenya, explique que, « pour la famine de 2011 en Somalie, les ONG avaient perdu beaucoup de temps à discuter des indicateurs qui définissaient l’ampleur de la situation ». Elle ajoute que « la crise actuelle dans le pays est mieux gérée, grâce à une remontée d’informations plus rapide » et à la coopération du gouvernement somalien formé en février dernier, après des élections saluées par les Nations unies [2].
Les liens que l’ONU parvient à tisser avec les pouvoirs en place sont fondamentaux pour endiguer une crise alimentaire. L’existence de ces rapports de force montre que, derrière l’idée de « famine naturelle », en lien avec une catastrophe climatique, il y a une réalité plus prégnante : celle d’une gestion stratégique de la faim. C’est ce que la géographe Sylvie Brunel appelle la « famine politique [3] ». Comment se traduit-elle aujourd’hui ?
Le cas du Soudan du Sud est significatif. Le pays, né en 2011, est empêtré dans une sanglante guerre civile depuis quatre ans. Elle oppose les troupes du président actuel, Salva Kiir, à celles de son vice-président, Riek Machar. Cette lutte de pouvoir a contraint 3 millions de personnes à fuir le pays, dont 700 000 se sont rendues en Ouganda.
Grand reporter à Radio France, Olivier Poujade, présent dans le camp Imvepi, à la frontière avec le Soudan du Sud, décrit un « jeu trouble du gouvernement, qui décrète l’état de famine fin février, appelant à une forte mobilisation des Nations unies et des ONG, tout en rehaussant le prix des visas de travail ». « Ils coûteront désormais 10 000 dollars [9 100 euros] par an et par personne pour les humanitaires qui souhaitent entrer dans le pays, au lieu de 100 dollars [91 euros] actuellement », précise-t-il. Un calcul cynique pour amasser de l’argent, confirmé par un rapport de l’ONU consulté par Reuters, qui révèle qu’au moins la moitié du budget du pays est consacrée à l’achat d’armes. « Plusieurs humanitaires ont été expulsés »,ajoute le journaliste, alors que certaines zones contrôlées par l’armée ont été interdites, selon plusieurs ONG, qui se méfient aussi du comportement des rebelles. Pour qualifier ce type de politique, Sylvie Brunel parle de « famine niée », caractérisée par « le bouclage des régions concernées, l’interdiction de l’aide humanitaire et la surveillance du territoire ».
Pour Mathieu Mérino, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), « la famine permet d’attirer des ressources sur une zone déterminée »,mais aussi, selon Sylvie Brunel, « d’asseoir une légitimité politique interne par la distribution ciblée de nourriture et le contrôle de certaines populations gênantes ». L’objectif étant de profiter de la manne économique, puisque l’ONU doit négocier avec le gouvernement en place.
Gilbert Potier, directeur général de Médecins du monde, le confirme : « C’est un problème de souveraineté des États. Si le pouvoir en place décrète que la situation n’est pas urgente, il peut s’écouler des mois sans que les ONG puissent vraiment agir. »
Même si les situations sont différentes dans les quatre pays, il est à noter que tous connaissent un conflit intérieur. Pour le Yémen, le risque de famine est aussi déterminé par des facteurs géopolitiques. Le pays est confronté à une guerre entre les rebelles houthistes, menés par l’ancien chef d’État Saleh, et les troupes militaires fidèles au président Hadi. En mars 2015, l’Arabie saoudite, armée en partie avec des Rafale français, a pris la tête d’une coalition régionale pour soutenir le régime en place. Deux ans après le début du conflit, six ONG ont appelé toutes les parties, dont les Nations unies, à « une mobilisation beaucoup plus forte » pour permettre un meilleur accès à l’humanitaire, crucial pour les mois à venir.
Crise écologique
La gestion plus ou moins drastique de l’alimentation peut ainsi devenir une arme redoutable. Mais elle est rendue possible par une situation plus globale caractérisée par la pauvreté, le sous-développement et les dégradations environnementales. Dans une note intitulée « L’insécurité alimentaire en Afrique subsaharienne », Mathieu Mérino explique que les « deux tiers du continent sont sujets au risque de sécheresse », en particulier le Sahel, « confronté depuis les années 1970 à une baisse significative de la pluviométrie ». Le réchauffement climatique affaiblit considérablement les communautés pastorales, qui peuplent ces zones semi-arides [4].
C’est le cas dans le nord du Nigeria, où plusieurs facteurs se superposent pour expliquer la famine qui sévit actuellement. Les éleveurs musulmans de l’État du Borno fuient vers le sud pour échapper à l’avancée du désert. Dans leur migration, ils sont rejetés par les agriculteurs chrétiens. Aux troubles environnementaux s’ajoutent les confrontations de clans, amplifiées par l’emprise de Boko Haram. Pour Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS, « les groupes terroristes sont aussi créés par le manque de développement. Ils sont la cause et la conséquence d’un abandon politique généralisé ». La Somalie connaît une situation similaire, avec la présence de factions islamistes des shebabs, affiliés à Al-Qaïda. Les peuples nomades, souvent déconsidérés par les États encore balbutiants, sont confrontés à un « climat dégradé avec le phénomène El Niño, qui raréfie l’accès à l’eau et à la nourriture », poursuit Marc Lavergne.
Avec la captation des matières premières par des multinationales, la mondialisation capitaliste participe à ce déséquilibre global, provoquant une forte dégradation des sols et des exportations en baisse, à cause des fluctuations des cours de la Bourse [5]. Pour Jean-Christophe Rufin, ancien président d’Action contre la faim : « Les plus grands désastres alimentaires actuels portent tous la marque de l’homme : réchauffement de la planète, conflits armés, libéralisation des échanges mondiaux ou choix politiques dessinent les nouveaux visages de la faim. »
[1] « Famine Intensity and Magnitude Scales », M. Devereux, P. Howe, 2004.
[2] Réunion du Conseil de sécurité du 23 mars 2017.
[3] Famine et Politique, Sylvie Brunel, Presses deSciences Po, 2002.
[4] Cinquième rapport du Giec, 2015.
[5] Destruction massive. Géopolitique de la faim, Jean Ziegler, Seuil, 2011.