Fin de partie pour la démocratie

Timon d’Athènes, de Shakespeare, vu par Cyril Le Grix avec des résonances contemporaines.

Gilles Costaz  • 8 mars 2017 abonné·es
Fin de partie pour la démocratie
© Photo : Fanny Dion

Le Théâtre de la Tempête, précieux lieu créateur de spectacles inattendus à l’intérieur de la Cartoucherie de Vincennes, a changé de directeur. Victime de problèmes de santé, Philippe Adrien a quitté la place après trois décennies de mises en scène inspirées et de portes ouvertes aux nouvelles générations. C’est l’un de ses collaborateurs qui lui succède, Clément Poirée. Un jeune metteur en scène, Cyril Le Grix, inaugure cette nouvelle ère avec Timon d’Athènes, de Shakespeare, dans la traduction de Jean-Claude Carrière. Celle-là même avec laquelle Peter Brook avait rouvert les Bouffes du Nord en 1974.

On comprend que cette pièce, un peu moins représentée que les grandes œuvres du maître, intéresse régulièrement des artistes encore peu aguerris. On y voit un monde politique assez proche de celui qui est le nôtre : les démagogues y règnent en maîtres et l’ingratitude est le principe dominant de l’activité humaine.

Ancien général, Timon est devenu l’un des hommes les plus puissants d’Athènes, et des plus courtisés. Bonne pâte, il organise fête sur fête, jusqu’au jour où il réalise qu’il n’a plus une drachme en caisse. Il sollicite l’aide de ceux qu’il a couverts de largesses. Tous se défilent. Même les sénateurs le condamnent à l’exil (c’est là que la pièce est très droitiste : les représentants du peuple sont immondes). Il vit alors en paria sur une plage mais, ayant découvert un trésor, il vit aisément jusqu’à ce que son cœur le lâche. Entre-temps, il aura eu la visite d’un rival en misanthropie et de ses anciens amis venus retourner leur veste une fois de plus. Ensuite, Athènes s’incline piteusement devant l’intraitable général Alcibiade.

Cyril Le Grix précise que les réflexions de la pièce sur les réalités de l’économie l’ont particulièrement intéressé. Aussi, remontant le temps jusqu’au monde d’aujourd’hui, habille-t-il les politiciens de smoking (quand ils ne sont pas en peignoir de bain !), créant un climat de dolce vita. Tout cela paraît un peu raide et facile, du moins dans un premier temps. Les seconds rôles sont tenus par des acteurs qui ont tous des styles et des tempéraments hors de toute banalité : Philippe Catoire, Jérôme Keen, Alexandre Mousset. Donc le rythme reste nerveux, même si l’on ne goûte pas toujours les images modernistes. Aujourd’hui, évoquer une armée par l’addition de soldats vêtus de kaki et armés d’une mitraillette paraît une idée assez usée. Et qui résonne à l’opposé des intentions prévues – cela fait plutôt lutte antiterrorisme. On préfère l’utilisation, en première partie, d’une reproduction plein écran d’un tableau où un romantique, David, donne sa vision des antiques : Léonidas aux Thermopyles. Beau contraste.

Trop carré dans ses premières scènes, le spectacle de Cyril Le Grix monte peu à peu en puissance et en nuances pour atteindre sa dimension de tableau d’histoire, où la démocratie est désintégrée par la démagogie. Les deux acteurs principaux suivent les mêmes courbes. Dans le rôle d’Alcibiade, Thibaut Corrion déjoue les pièges d’une éloquence trop affirmée et donne à ses apparitions un éclat nimbé de sensibilité. Dans la partition complexe de Timon, Patrick Catalifo se sert de toute une palette de jeux – la noblesse, l’ironie, la grandeur et l’âpreté populaire – avec une très juste mobilité. Voilà tout un concentré de démagogie et de combats sournois qui peut éviter de regarder infiniment nos chaînes d’informations. Quel caricaturiste, ce réac de Shakespeare !

Timon d’Athènes, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 2 avril. 01 43 28 36 36 ou www.la-tempete.fr.

Théâtre
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