Guyane : une colère qui vient de loin

Le mouvement qui ébranle le département fédère toute la société. Une mobilisation inédite par sa forme et son ampleur.

Erwan Manac'h  et  Malika Butzbach  • 29 mars 2017 abonnés
Guyane : une colère qui vient de loin
© photo : Jody Amiet/AFP

La Guyane est entrée dans un épisode inédit de son histoire. Unie et déterminée derrière un cri d’angoisse et des revendications profondes : « Nou gon ké sa » (« On en a assez », en créole guyanais).

Le ras-le-bol est général dans cette région où le taux de chômage dépasse les 22 % et atteint le double chez les jeunes de moins de 25 ans, qui forment la majorité de la population. Où une famille sur deux vit sous le seuil de pauvreté. Le revenu annuel moyen est inférieur de plus de 44 % à celui de l’Hexagone et on compte près de quatre fois plus de bénéficiaires du RSA.

Mais, depuis le mois de juillet, plusieurs événements ont profondément ému la population. « Les trois piliers de la société que sont la sécurité, la santé et l’éducation se sont effondrés », observe Isabelle Hidair, anthropologue à l’université de Guyane.

Sur le plan de l’éducation, la démission en janvier du recteur Youssoufi Touré, au cœur d’un scandale financier dans ses anciennes fonctions de président de l’université d’Orléans, a marqué les esprits. La Guyane connaît son dixième recteur en vingt ans, alors que l’étendue de son territoire nécessiterait un suivi approfondi des dossiers. La moitié des jeunes de 15 à 25 ans choisissent de partir en métropole pour étudier. Ceux qui restent sont contraints de composer avec un système scolaire défaillant, notamment pour l’enseignement du français aux élèves, dont ce n’est pas la langue maternelle. Résultat, 48 % des adolescents majeurs sont « en difficulté de lecture », selon les chiffres de la Journée d’appel à la défense (JAPD) de 2015.

Au bord de l’explosion sociale

La Guyane ressemble aussi à un immense désert médical, avec 47 médecins généralistes pour 100 000 habitants, deux fois moins qu’en métropole, où l’espérance de vie est supérieure de 4 ans. Le 15 janvier, un jeune homme est décédé à la suite d’une morsure de serpent faute d’antivenin à l’hôpital de Cayenne, alors que des centres antipoison efficaces existent au Brésil ou au Mexique, selon des membres du mouvement de protestation. L’épisode, parmi d’autres drames, a accru le sentiment d’abandon de la population. À cela s’ajoute une situation préoccupante sur le plan migratoire, avec près de 8 000 demandes d’asile enregistrées en 2016, contre 2 700 en 2015.

Pour ne rien arranger, la population fait face à des coupures d’électricité à répétition. « Nous envoyons des fusées dans l’espace, mais nous n’avons même pas l’électricité en continu », s’indigne Marie-José Lalsie, ancienne secrétaire générale du Parti socialiste local et adjointe à la mairie de Cayenne. La situation est d’ailleurs particulièrement critique dans la ville de Kourou, malgré la présence du centre spatial, qui emploie 1 700 personnes. François Mitterrand, en 1985, s’étonnait que l’on « tire des fusées sur fond de bidonvilles ». Depuis, peu de choses ont changé : 15 000 familles sont en attente de logements sociaux.

Tous ces maux aboutissent à une situation préoccupante en matière de sécurité. La région détient le record d’homicides, 42 en 2016, et enregistre 13,5 fois plus de vols avec arme qu’en métropole. Deux événements tragiques ont servi de détonateur au mouvement actuel. En juillet, Maurice Chen-Ten-You, un entrepreneur respecté localement, était assassiné à son domicile lors d’un cambriolage. Le 8 novembre 2016, l’ancien conseiller général Patrice Clet était tué dans les mêmes circonstances, alors qu’il rentrait d’une réunion publique.

« Ce qui se passe actuellement n’est absolument pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, c’est l’expression d’une exaspération non contenue, et à raison », témoigne Emmanuel Lafont, évêque de Cayenne, qui adressait fin février aux élus locaux un courrier alertant sur l’urgence de la situation. « C’est catastrophique depuis des années. La Guyane est au bord de l’explosion sociale. Après les précédentes mobilisations [en 1992 et 2008, NDLR]_, la population, déçue, ne voulait plus se mobiliser_, analyse Albert Darnal, secrétaire général de l’Union des travailleurs guyanais (UTG)_. L’insécurité aujourd’hui les a fait réagir à nouveau. Les gens ne peuvent plus sortir seuls dans la rue à n’importe quelle heure. »_

Une révolution participative

C’est dans ce contexte que s’est créé, mi-février, le collectif qui occupe le premier plan du mouvement. « Les 500 frères », généralement des hommes à la carrure imposante, apparaissent cagoulés pour rompre avec la triste monotonie des « marches blanches » qui suivent chaque drame. Leur intrusion dans le bâtiment de la collectivité territoriale de Guyane, où Ségolène Royal était en visite le 18 mars, a conduit la ministre de l’Environnement à écourter son déplacement. Ils focalisent l’attention médiatique avec leurs apparitions, particulièrement télégéniques, et leurs revendications sécuritaires. « Ils sont pacifiques, souligne toutefois Isabelle Hidair. Ce sont même eux qui ont calmé les quelques jeunes qui voulaient se faire entendre par des dégradations, dans une rue de Cayenne. Localement, ils ont une bonne image. Nous les connaissons tous. La cagoule est un moyen d’attirer l’attention. » Même réaction du côté de l’intersyndicale, même si Albert Darnal ne cache pas qu’il existe au sein du mouvement « des divergences, qui sont naturelles dans ce type de mouvement, mais que nous avons su dépasser au profit de l’intérêt général ». Le mouvement fédère par ailleurs très largement. Il a mis en branle les syndicats, lesquels préparent la mobilisation depuis plusieurs mois, et bénéficie du soutien unanime des élus locaux, des parlementaires et même du Medef local, préoccupé par les difficultés des petites et moyennes entreprises. L’Église y prend aussi part : une délégation œcuménique participe au barrage de Cayenne. « La forme que prend le mouvement a quelque chose d’inédit qu’il est difficile d’appréhender en métropole : c’est extrêmement chaleureux », explique Emmanuel Lafont.

Dans chaque commune, des collectifs citoyens s’organisent de manière « horizontale », via les applications mobiles WhatsApp ou Facebook. « C’est une révolution participative. Toute la population est mobilisée. Les gens se réunissent en assemblée générale sur les barrages proches de chez eux. Ils font des propositions, invitent des experts et prennent des notes, observe, enthousiaste, Isabelle Hidair. C’est totalement inédit et vraiment beau à voir. » Les barrages ne sont pas une forme nouvelle de mobilisation, note toutefois Albert Darnal. « La différence, c’est que la mobilisation est beaucoup plus forte aujourd’hui », assure le leader syndical. C’est tout le pays qui semble « se réveiller », y compris les villages reculés à l’intérieur des terres. Fait inédit, le décollage de la fusée Ariane 5 est même retardé depuis le 20 mars.

Un plan d’urgence, vite !

Les élus locaux sont d’ailleurs dépassés et doivent « suivre » le mouvement, tout en répondant aux soupçons de « récupération », omniprésents à l’approche des législatives – la présidentielle est traditionnellement un scrutin boudé par les Guyanais. « Nous alertons depuis des années sur une situation devenue intolérable. Et tout cela se passe au vu et au su des pouvoirs publics, accuse Albert Darnal. Nous dénonçons les élus et nous leur disons qu’ils doivent aujourd’hui se mettre en arrière et non pas à l’avant de la mobilisation. »

Une liste détaillée de revendications a été émise par le collectif Pou Lagwiyann dekolé (Pour que la Guyanne décolle), qui réunit toutes les composantes du mouvement, portant sur tous les pans de la vie sociale. Il réclame notamment la construction de cinq lycées, de dix collèges et de 500 classes primaires, avec des mesures de soutien aux filières locales et aux circuits courts.

Ras-le-bol général

Face à cela, le gouvernement a du mal à faire valoir « les efforts considérables » menés pendant son mandat, et « l’excellent bilan » de François Hollande sur l’outre-mer, que Benoît Hamon vantait le 11 mars lors d’un déplacement de campagne en Guadeloupe. Le pouvoir a beau multiplier les appels au calme – alors qu’aucun débordement n’était à déplorer en début de semaine et que le mouvement jouit d’une forte adhésion – le ras-le-bol emporte toute tentative d’apaiser la contestation. Les discussions sur le « Pacte pour l’avenir de Guyane » se sont enlisées. Promis en 2013, il n’a toujours pas été signé. Et la loi « égalité réelle outre-mer », adoptée à l’unanimité au Sénat le 19 janvier, est « déjà obsolète », tancent les manifestants. « Il faut un plan d’urgence, rapide et efficace », insiste Isabelle Hidair. À l’heure où nous bouclions ce numéro, le gouvernement avait promis, entre autres, un renfort de 25 policiers et de 23 gendarmes, avec « 60 millions d’euros supplémentaires » pour le centre hospitalier de Cayenne, fortement endetté.

L’ex-secrétaire générale du Parti socialiste, Marie-Jose Lalsie, ironisait lundi : « On ne nous propose que des bonbons pour nous calmer. Mais cela fait soixante ans que le pays s’essouffle. Malheureusement, c’est toujours la rue qui a payé. Il a toujours fallu bloquer pour être entendu », affirme l’adjointe à la mairie de Cayenne, qui dit « suivre » ce mouvement « de la société » sans aucune réserve. Ces promesses sont reçues avec scepticisme par le collectif Pou Lagwiyann dekolé. « Elles ne correspondent pas à nos attentes. Et nous voulons parler à des gens capables de prendre des décisions. Les ministres en personne », appuie Albert Darnal. Treize des 22 maires de la région ont d’ailleurs refusé, le 27 mars, de rencontrer la délégation de hauts fonctionnaires envoyée sur place en fin de semaine dernière.

La question de la diffusion du mouvement à d’autres territoires d’outre-mer est également posée. « Les racines du mal sont les mêmes : c’est la domination coloniale, juge Élie Domota, syndicaliste guadeloupéen, joint ce lundi par téléphone_. Les problématiques sont identiques lorsque l’on parle de l’éducation, du chômage, de l’agriculture… Alors, ce qui se passe en ce moment en Guyane, tout comme ce qui s’est passé en Guadeloupe en 2009 et à Mayotte en 2016, c’est le revers de la médaille pour la France. »_ Le leader du LKP Guadeloupe avait tenu un rôle moteur lors de la grève générale aux Antilles françaises pendant près d’un mois et demi, à la suite de la mobilisation, fin 2008, contre le prix élevé du carburant en Guyane.

Une délégation de ministres devait se rendre en fin de semaine sur place, « si les conditions du respect et de l’ordre républicain sont réunies ». Un premier pas salué par Emmanuel Lafont : « Il est nécessaire que les ministres se rendent sur place. À 7 000 kilomètres, on n’a que des images fantasmées et des caricatures. On ne peut pas discuter. »

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