Le son de Los Angeles
Le bassiste Thundercat est en tournée en France : l’occasion de découvrir une figure phare de la scène californienne.
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Des histoires de quartiers, de voisinage, de bars et de boîtes de nuit. Depuis les années 1930, la musique noire américaine est essentiellement une affaire urbaine. Difficile de dissocier le be-bop de New York, de ne pas penser à Motown lorsque l’on parle de Détroit. Dans les anthologies de la musique afro-américaine, les villes ont leurs pionniers, leurs familles musicales, leurs écoles, leur son. Du Philadelphia sound dans les années 1970, funk psychédélique à Dayton dans l’Ohio, au Minneapolis sound de Prince et de ses comparses.
Depuis les années 2000, il semble que ce soit Los Angeles qui reprenne le flambeau. C’est là qu’une nouvelle aventure sonore est en train de s’écrire. Ses représentants ont de 20 à 30 ans. Leurs noms noircissent les pages des journaux. Il y a Flying Lotus, le producteur qui mêle hip-hop, électro et influences funk. Il y a Kendrick Lamar, le rappeur à la maîtrise rythmique bluffante, Kamasi Washington, le saxophoniste engagé, et puis Thundercat, en concert en France cette semaine, l’instrumentiste-chanteur aux sons langoureux et au falsetto planant. Tout ce monde se côtoie. C’est à Flying Lotus que l’on doit les productions les plus ambitieuses. Thundercat apporte sa touche mélodique et son goût pour la fusion. En 2015, c’est en partie lui qui donna au génial To Pimp a Butterfly de Lamar sa texture jazzy, instrumentale.
Pour Stephen Bruner, alias Thundercat, Los Angeles est une histoire personnelle, de crise et de musique. La crise débarque en 1992, lorsqu’il assiste sur le toit de son immeuble aux scènes d’émeutes qui déchirent la ville. Enfant, aux côtés de son père, face à une station-service en feu. La musique, elle, a toujours été là. Dans les années 1960, le père de Stephen, batteur, accompagnait Diana Ross et les Temptations. Plus tard, son frère Ronald reprit l’instrument paternel et consolida la session rythmique de grands noms du jazz, dont Stanley Clarke. Stephen est bassiste, il rejoint son aîné au sein du groupe de métal Suicidal Tendencies avant de tourner avec la chanteuse Erykah Badu, puis d’enchaîner avec Snoop Dog, expérience qu’il décrira comme « la plus noire, la “plus mieux” » de sa carrière.
Trajectoire de sideman, Thundercat affine son jeu et se fait remarquer pour son talent d’écoute, d’accompagnateur. La rencontre avec Flying Lotus le pousse à embrasser une carrière solo. Trois albums et un EP. Des disques hantés par la disparition des proches, alliant moments d’émotion et franche potacherie. Drunk, le dernier en date, est une escapade enjouée, un rien fumiste mais toujours intrigante. On y découvre les obsessions du jeune homme, son goût pour l’humour roublard, entre farce et transe hypnotique.
La musique de Thundercat lie crépitements mécaniques, électroniques et sonorités organiques, instrumentales. Dans ses compositions, dans son accoutrement, Thundercat joue à la fois d’une imagerie geek parfois « asiatisante » de mangas et de jeux vidéo – le musicien doit son surnom à un dessin animé – et d’une tradition proprement afro-américaine, afro-futuriste, dont le parrain fut le compositeur Sun Ra.
Sur scène, le musicien arbore épaulettes et vestes cintrées. Dans Drunk, il remplit sa musique de machines, de robots venus visiter son imagination. Cet appareil futuriste dialogue avec une basse à six cordes ultra-mélodieuse dont les couches successives constituent une voix à l’intérieur des morceaux, participant de la narration, apportant commentaires et surlignages.
Musique de l’entre-deux, les titres de Thundercat sont à l’image de cette génération d’instrumentistes à peine trentenaires, peut-être la première à avoir su digérer la révolution hip-hop tout en revendiquant ses classiques. Ce qui se passe aujourd’hui à Los Angeles est important, souvent passionnant. La preuve cette semaine à Reims et à Paris.
Drunk, Thundercat, Brainfeeder.
En concert à La Cartonnerie, à Reims, le 29 mars ; au Trabendo, à Paris XIXe, le 30 mars.