Roman graphique : Or noir et nuit polaire
Parti en Norvège chercher du pétrole, un ingénieur français se convertit à l’écologie profonde en se baignant dans les fjords et les aurores boréales.
dans l’hebdo N° 1443 Acheter ce numéro
Quand Ethan contemple un paysage, la nature explose, pleine page. Les ponts clairs de bateaux au soleil dans un port de pêche. La surface bleu crépuscule derrière des feuillages sombres sur les hauteurs d’un fjord. Les zébrures fluo des aurores boréales au-dessus de sa tête… À chaque étape, un mélange de techniques (encre, craies, aquarelles ?) et de teintes associées à l’objet de ses regards, au moment de la journée, à cette lumière si particulière du Nord et à l’état intérieur du personnage.
Quand Ethan est avec quelqu’un, les cases de ce roman graphique se font plus petites sur des à-plats de couleur, soit décalées et découpées pour donner du mouvement et créer des effets de zoom sur des détails des visages, soit bien rangées, bien alignées comme dans une bande dessinée classique, concentrant l’attention sur le fond de la conversation.
Ethan est pris de doutes : ingénieur forage parisien, beau brun au regard d’aigle en début de carrière, il est envoyé en exploration en Norvège par Oléa, géant pétrolier responsable de la catastrophe d’Ekofisk en 1977. L’équipe de foreurs est déjà constituée, mais le gouvernement norvégien n’a pas encore donné son accord. « Ce n’est pas encore sûr à 100 % qu’on puisse forer là-bas, la composition des fonds de la mer de Norvège n’est pas encore très claire », l’a prévenu son patron avant son départ en glissant : « C’est très politique, tout ça ! » En effet : une étudiante écolo en médecine qu’il rencontre à Kabelvag lui jette : « Avec des questions, on peut voyager loin ! […] Nous, on peut t’aider à t’en poser plein d’autres, des questions… Tu penses que le pétrole est la solution, tu vas voir que ça n’est pas tout blanc… » Et elle l’entraîne au bout d’une île rencontrer une famille qui a installé une chocolaterie dans un ancien aéroport.
En marge de ses relevés, Ethan lit le philosophe norvégien Arne Næss, dont les pensées se mettent à flotter au-dessus des crêtes. Il appelle sa compagne, qui lui parle de ses rendez-vous clients à Paris, et sent la distance se creuser à mesure que la Norvège l’envahit. En embarquant sa tente de lycéen et sa tenue de baroudeur, Ethan ne s’attendait pas à vivre un tel choc : bain nu dans la rivière puis, enroulé dans sa serviette, vol d’un oiseau de proie, confidences d’un pêcheur sur un ponton, ambiance nocturne d’un café où il dîne avec un guide de montagne, sa femme et leur enfant, ou diurne dans un bureau de Leknes où il fait un point avec son collègue géophysicien, coup de téléphone sur Skype, plans sur des nuages…
Mathilde Ramadier et Laurent Bonneau ne perdent rien de ce voyage sensoriel et mental. Chaque plan de coupe, chaque citation composent cette prise de conscience et la saisissent à cet instant crucial où tout se désagrège, comme un glacier s’effrite par petits morceaux avant de s’enfoncer dans l’eau. Ethan répète qu’il aime son travail, il se sent « mal à l’aise » face à ces habitants qui lui tiennent un discours si percutant. Sa vocation se craquelle et, avec elle, ce qu’il veut faire de sa vie.
Et il foula la terre avec légèreté, titre en apesanteur, est une expérience intense à laquelle les deux auteurs proposent d’accoler une bande-son constituée d’électro-jazz norvégien. Ils invitent même à visiter le site de la chocolaterie Lofoten sur une page où ils renseignent sur la Norvège, ses ressources énergétiques et sa géographie, et sur Arne Næss, son goût pour l’alpinisme, sa revue Inquiry, les huit points de l’écologie profonde et son ouvrage de référence : Écologie, communauté et style de vie, paru en 1974 et traduit en France en… 2008. Et font un pas de côté vers chez Kant, qui rapprochait les aurores polaires du sublime : grandioses et indomptables, « elles ne se laissent donc pas contempler en toute quiétude… ».
Et il foula la terre avec légèreté, récit de Mathilde Ramadier, dessin de Laurent Bonneau, Futuropolis, 176 p., 27 euros.