Syrie : Mensonges et confusions, des armes meurtrières
Depuis mars 2011, la répression a fait quelque 400 000 morts, tandis que la propagande de Damas a neutralisé toute possibilité de réponse internationale.
dans l’hebdo N° 1444 Acheter ce numéro
De quel jour dater précisément le début de la révolution syrienne ? On retiendra un peu arbitrairement la date de ce 21 mars 2011, quand les émeutes ont pris de l’ampleur dans la ville de Deraa, à l’extrême sud du pays, sur la frontière avec la Jordanie. Voilà donc six ans que cette révolution, qui a tourné à la guerre civile, ravage la Syrie. Six ans et probablement plus de quatre cent mille morts, en grande majorité victimes du régime. Six ans et beaucoup de confusions, parce que Damas et Moscou n’ont cessé de mener une autre guerre, celle de l’information, avec, il faut bien le reconnaître, un certain succès.
D’emblée, le régime a qualifié de « terroristes » les manifestants. Il s’agissait de nier l’aspiration démocratique d’un peuple soumis à une dictature épouvantable depuis quarante-sept ans, quand le clan Assad s’est emparé du pouvoir. C’était pourtant, pour reprendre l’expression du grand intellectuel syrien Yassin al-Haj Saleh [1], « la révolution des gens ordinaires ». L’onde de choc des autres révolutions arabes, qui venaient de remporter de fragiles victoires à Tunis et au Caire. Comme toujours, il a fallu un événement déclenchant. Ce furent les tortures infligées à des gamins qui avaient inscrit des slogans hostiles au régime sur les murs de Deraa. L’indignation a rapidement gagné toutes les grandes villes et s’est muée en mouvement démocratique. Aux premiers coups de feu contre la foule a succédé, à partir du 2 avril, une répression de masse. C’était le début de ce que l’on a appelé « la semaine des martyrs ».
Après un moment de stupeur, le pouvoir syrien s’organise. Il construit une stratégie. Une amnistie est décidée. Les prisons s’ouvrent. Non pas pour libérer les opposants, mais les délinquants et les islamistes. En renfort de l’armée régulière, incitée à mater le soulèvement, le régime jette dans la rue les redoutables chabbihas. Des milices de nervis impliqués dans tous les trafics et capables des pires atrocités, qui vont, à partir du mois de septembre, semer la terreur.
Les manifestations changent de nature. L’opposition se structure et, bientôt, prend les armes. Des soldats refusent alors de tirer sur des civils. Beaucoup désertent et prennent part, le 31 juillet 2011, à la création de l’Armée syrienne libre (ASL). La militarisation du conflit est en marche, mais asymétrique, tant par la nature des armes que par leur nombre. Malgré ce déséquilibre, l’ASL remporte plusieurs succès, parce qu’elle est soutenue par l’immense majorité de la population. Au cours de l’été 2012, l’ASL s’empare des quartiers populaires d’Alep, la grande ville du nord du pays. Chaque ville ou village conquis s’organise en conseils civils qui se substituent à l’administration officielle liée au régime. Ces conseils continueront d’être actifs jusque dans les derniers mois [2].
Mais la crise syrienne se joue aussi, et de plus en plus, au niveau international. Tandis que la Russie et l’Iran soutiennent le régime, les Occidentaux et les pays du Golfe appuient l’opposition. Ce soutien est, lui aussi, asymétrique. Si la Russie approvisionne Damas en avions et en armes lourdes, les Occidentaux rechignent à aider concrètement la rébellion. Alors que le puissant Hezbollah libanais, lié à l’Iran, et les milices iraniennes sauvent à plusieurs reprises le régime d’une débâcle, de l’autre côté, les rebelles ne reçoivent jamais les armes antiaériennes qu’ils demandent. Les Européens sont divisés, et les États-Unis peu désireux de plonger dans un nouveau conflit proche-oriental après le désastre de l’intervention en Irak.
Ce sont les pays du Golfe qui se montrent les plus actifs. Ce qui a pour effet, au sein de la rébellion, de renforcer des factions islamistes, au départ ultra-minoritaires, qui vont recevoir armes et subsides. De nombreux civils sont contraints de rejoindre ces groupes, sans devenir pour autant des « salafistes ». Une nébuleuse dans laquelle le front Al-Nosra, affilié à Al-Qaïda, est à la fois très minoritaire et très déterminé à mesure que le niveau de répression s’intensifie.
Cette évolution va nourrir la propagande de Damas et semer le trouble en Europe et aux États-Unis. D’autant plus qu’un autre acteur s’invite dans le conflit : Daech. Le mouvement jihadiste, né en Irak et qui bientôt recrute dans les pays du Maghreb et en Europe, franchit la frontière, s’empare de grandes villes de l’est du pays, comme Raqqa et Deir Ezzor, puis de la cité antique de Palmyre. Daech tente même une incursion au nord d’Alep, d’où les jihadistes sont repoussés par la rébellion, y compris Al-Nosra, formé en majorité de Syriens. Au cours de cet épisode, le régime choisit d’ailleurs son camp : il bombarde les rebelles en plein affrontement avec Daech.
Là encore, la confusion entre rebelles et jihadistes de Daech sera exploitée par la propagande de Bachar Al-Assad et de Vladimir Poutine. Il s’agit pourtant bien de deux conflits distincts : l’un qui met en cause le régime et se déroule à l’ouest du pays, dans ce qu’on appelle la « Syrie utile » autour des grandes villes, Alep, Hama, Homs, Damas, Deraa ; l’autre qui se développe à l’est, au-delà d’une vaste zone désertique, et qui oppose Daech à une coalition internationale conduite par les États-Unis.
La priorité occidentale donnée à la lutte contre Daech, surtout après les attentats commis par cette organisation en France, en Allemagne et en Tunisie, va permettre à la Russie de concentrer ses coups contre l’opposition. Il est vrai que le désengagement américain était déjà manifeste depuis l’été 2013. C’est l’un des grands tournants du conflit. Les États-Unis, qui avaient menacé d’intervenir, suivis en cela par la France, si le régime avait recours aux armes chimiques, renonce lorsqu’il est établi que Bachar Al-Assad a fait gazer une partie de la population de La Ghouta, dans la banlieue de Damas, tuant 1 700 personnes. Les États-Unis semblent se satisfaire d’un pseudo-accord de destruction des armes chimiques, dont la suite montrera l’inanité. Les Nations unies enquêtent actuellement sur l’utilisation d’armes chimiques par le régime à huit reprises depuis le début de cette année. Mais cet accord de dupes permettra surtout au régime syrien d’intensifier ses largages par hélicoptères de barils d’explosifs au chlore.
En réalité, tout le monde a son « agenda », sans rapport direct avec la crise syrienne. Ainsi, la Turquie, obsédée par la question kurde, se montre d’abord complaisante avec Daech, avant de se retourner contre le mouvement jihadiste ; l’Iran veut sauver le régime alaouite, branche du chiisme, afin que l’axe Téhéran-Bagdad-Beyrouth ne soit pas brisé ; et les pays du Golfe, très majoritairement sunnites, ont l’objectif exactement inverse. Enfin, les Kurdes du PYD, branche syrienne du PKK turc, visent l’autonomie de leur territoire au nord de la Syrie, ce qui les conduit à combattre Daech et à tenir une position ambiguë face au régime de Damas.
Dans ce paysage, les rebelles sont seuls ou presque. Les États-Unis vont même jusqu’à bloquer les livraisons d’armes antiaériennes promises par l’Arabie saoudite. Malgré cela, à l’été 2015, la rébellion est sur le point de faire tomber le régime. Du moins le croit-on. C’était sous-estimer la détermination de Vladimir Poutine et l’importance des liens noués depuis les années 1950 entre Moscou et le régime baas syrien. Il ne s’agit ni d’oléoducs, ni même uniquement de la base russe de Tartous, située dans l’enclave alaouite, mais plus généralement de la seule et dernière position géostratégique russe au Moyen-Orient. En septembre 2015, la Russie s’engage directement et massivement dans le conflit par une campagne de bombardements sur Alep, n’épargnant pas les hôpitaux. Les bombes russes finiront par renverser le rapport de force. La Russie prend aussi la main dans la négociation.
Le 3 mars dernier, à Genève, l’émissaire de l’ONU, Staffan de Mistura, a affirmé qu’un « agenda clair » avait été arrêté. Il prévoirait une « transition politique » conduisant à des élections sous contrôle de l’ONU. Mais la grande question reste le sort de Bachar Al-Assad, accusé de crimes contre l’humanité par de nombreux rapports. La Syrie ne peut avoir d’avenir avec lui et son clan. Il a fait fuir 4,8 millions de Syriens qui ont quitté le pays, la plupart du temps pour échapper à ses bombes. Mais Vladimir Poutine ne semble pas prêt à le lâcher. Quant à Trump, sait-il précisément où est la Syrie ?
[1] La Question syrienne, Yassin al-Haj Saleh, Actes Sud, « Sindbad », 2016.
[2] Voir notre entretien avec le maire d’Alep-Est, Politis n° 1432.