« The Lost City of Z », James Gray : D’une jungle à l’autre
Dans The Lost City of Z, James Gray raconte l’histoire de l’explorateur Percy Fawcett à la recherche d’une civilisation perdue. Une aventure avant tout psychologique et spirituelle.
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James Gray, le cinéaste de Little Odessa, sort de son cher New York pour aller loin, très loin. Inspiré du livre du journaliste David Grann, The Lost City of Z conte l’histoire, au début du XXe siècle, d’un militaire britannique, mué en explorateur, à la recherche d’une civilisation disparue en Amazonie. Loin aussi de l’atmosphère de Brooklyn (La nuit nous appartient) ou même d’Ellis Island dans les années 1920 (The Immigrant), voici l’épaisse forêt tropicale et ses dangers, les morsures de serpents, les cours d’eau remplis de piranhas, et surtout les tribus d’Indiens hostiles.
On imagine le film d’aventure qu’Hollywood aurait pu faire avec cette histoire. D’autant que le producteur de The Lost City of Z n’est autre que Brad Pitt. Mais ce serait mal connaître James Gray que de penser qu’il puisse sacrifier au grand spectacle les questions dont il nourrit son cinéma. Il les prolonge, ou les renouvelle ici, à travers un film qui n’incline jamais vers l’abstraction, mais dont la part théorique n’est pas négligeable. Il scrute aussi de près la psychologie de son personnage principal, Percy Fawcett (Charlie Hunnam), moins pour faire l’apologie de son obstination que pour en interroger les ressorts et la complexité.
Alors que ce militaire aguerri sert en Irlande, on pense à lui pour une expédition longue et périlleuse outre-océan. Il y a toutes les chances, en effet, que Percy Fawcett accepte : un succès lui apporterait du prestige. Or, on l’a vu précédemment écarté des salons aristocratiques, malgré un valeureux acte de chasse, pour la simple raison qu’il est « mal né » – son père était sans noblesse et notoirement alcoolique. Il lui est impossible d’atteindre, par le jeu des mondanités, ceux qui font des carrières. Ce qui n’est pas sans provoquer chez lui de l’amertume, un sentiment d’humiliation et un esprit de revanche sociale. On n’ira peut-être pas jusqu’à dire que The Lost City of Z est un film bourdieusien, mais la donne sociologique n’est pas minorée par le cinéaste. Et la détermination de Percy Fawcett en est d’autant mieux éclairée.
Celle-ci redouble quand, parvenu au cœur de la forêt amazonienne, accompagné de son fidèle aide de camp, Henry Costin (Robert Pattinson), l’explorateur découvre des fragments de poterie, indices d’une civilisation ancienne en Amérique du Sud. Dès lors, une fièvre le prend, qui n’a rien à voir avec le paludisme : il n’aura de cesse de prouver l’existence de cette civilisation, qu’il baptise « The Lost City of Z ».
La thèse de Percy Fawcett heurte de plein fouet non seulement la doxa scientifique de l’époque, mais aussi l’idée que l’on se fait à Londres de la supériorité de l’homme blanc. La scène où l’explorateur déclenche les sarcasmes de la majeure partie des membres de l’Académie des sciences en est la première illustration. C’est ainsi une autre question que le film prend en charge : celle du racisme anthropologique et, au-delà, celle des fondements d’une civilisation. Dans l’assistance, un homme se déclare pourtant intéressé : un aventurier fortuné, James Murray. Celui-ci décide de financer une seconde expédition, à la condition de s’y joindre. Mais, alors que Fawcett est sur le point de découvrir d’antiques sculptures, l’expédition doit rebrousser chemin. Non à cause des Indiens et de ce que les hommes blancs nomment leur sauvagerie – Fawcett et ses équipiers sont au contraire entrés en relation avec une tribu généreuse et humaniste, bien que pratiquant le cannibalisme. Le saboteur n’est autre que Murray lui-même, dont la peur et la veulerie sont proportionnelles à son niveau de fortune, qui l’inscrit pourtant aux premiers rangs de la société anglaise. Synonyme, en principe, de raffinement des mœurs et de la pensée…
Dès son retour de cette seconde expédition, Percy Fawcett est avalé par la Première Guerre mondiale. Cette irruption d’une tragédie de la grande histoire opère comme un prolongement de la réflexion sur les différents degrés de civilisation, même si le film ne fait là que respecter la chronologie dans la biographie de Fawcett. James Gray donne une image réaliste de l’extrême violence des combats et de l’hécatombe. Tout en restant implicite, la comparaison entre la prétendue sauvagerie des Indiens et cette boucherie à grande échelle ne plaide pas en faveur de l’Europe. Une fois encore.
Durant cette guerre, Fawcett se conduit héroïquement. Blessé, gazé, il voit son courage récompensé par sa hiérarchie, qui le nomme lieutenant-colonel – ce qui reste un grade peu élevé, comme le souligne un de ses fils. La reconnaissance ne viendra décidément pas de la société, mais l’explorateur n’en a cure désormais : mû par son idée fixe, la réaliser donnerait tout son sens à sa vie, à la manière d’un quasi-mystique.
Reste un thème familier au cinéma de James Gray : celui de la famille. Dans celle de Fawcett, « The Lost City of Z » a, là encore, pris toute la place. Sans cesse absent de chez lui, Fawcett n’a pas vu ses enfants grandir. Ceux-ci en conçoivent du ressentiment, en particulier son fils aîné (Tom Holland). C’est pourtant par le biais de la grande obsession de son père, au cours d’une troisième expédition, que la transmission se fera. Enfin, intelligemment, le cinéaste montre que l’explorateur, bien que doté de nombreuses qualités, comme celle d’avoir su tenir tête aux fausses certitudes, peut se conduire avec sa femme (Sienna Miller) tel un banal phallocrate. Mais elle aussi est habitée par la forêt amazonienne. James Gray le suggère dans un plan final d’une très grande beauté, emblématique de la délicatesse et de la subtilité de ce cinéaste.
The Lost City of Z, James Gray, 2 h 20.