Un menu sauce mixité
À Montreuil, dans une résidence de travailleurs migrants conçue pour ses pensionnaires, le restaurant associatif Le Nouveau Centenaire entretient le lien social et force l’exemplarité.
dans l’hebdo N° 1444 Acheter ce numéro
À la carte ce jour, un couscous africain, une soupe gombo, un mafé, un saka-saka de bœuf, un tiep bou dien (un mulet en sauce), du poulet rôti-frites, mais encore un velouté de potiron à la coriandre, des lasagnes aux épinards et au chèvre, une assiette végétarienne… En dessert, du fromage blanc, une compote banane citron. Côté boissons, quelques sodas, des pressés de fruits, du jus de gingembre frais ou de bissap (variété d’oseille proche de l’hibiscus), d’autres boissons exotiques. C’est là une cuisine subsaharienne. Une cuisine maternelle, enveloppante, familiale, parfumée, en transe de mijotages, à base de sauce, fleurant les épices et les herbes, le manioc pilé et les piments rouges ou verts, les gombos et la patate douce autour d’un riz qui se veut roi. Avec quelques touches françaises.
Quatre femmes derrière cette ribambelle de plats, louche à la main, servant des assiettes pantagruéliques. D’autres s’appliquent en cuisine. Dans les fragrances, des tables et des chaises en formica habillent la salle, tandis que de grandes baies vitrées donnent sur une cour intérieure. À chacun de prendre ses couverts, façon self. Quelques sculptures africaines et une nature morte pour seul décor dans ce tout frais établissement de quelques semaines, le restaurant associatif Nouveau Centenaire, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), au sein de la résidence sociale éponyme. À peine ouvert, une clientèle bigarrée s’y presse déjà, d’origines sociales différentes. Des voisins, des gourmets curieux qui viennent du XXe arrondissement parisien, même de Romainville, des employés de bureau, des enseignants, des ouvriers, des étudiants, des salariés du coin, et nombre de résidents du foyer. Tous ravis.
En fin de repas, pleinement rassasié, le client dépose son plateau sur un chariot. Juste délesté de quelques euros. Le Nouveau Centenaire ne se distingue pas seulement par ses effluves marqués, typiques, mais aussi par ses prix : 5,20 euros le plat, 3,50 euros le demi-poulet ou 2, 50 euros la cuisse, 1 euro la boisson.
Pour Christine Merckelbagh, directrice de l’établissement, il s’agit de proposer « une restauration attractive, avec du bon pas cher mais goûteux. C’est d’abord un restaurant de foyer, avec une clientèle qui aime retrouver sa cuisine traditionnelle.
Mi-février, le restaurant s’est doté d’un renfort de poids, un chef de cuisine chevronné, Vincent Dautry, passé par les fourneaux étoilés de l’Apicius et du George V, venu bénévolement, et dans un esprit d’équipe, apporter son savoir-faire, revisiter des recettes, développer une gamme végétarienne. De la crème Dubarry au curry aux gnocchis à la crème d’ail. « C’est une manière de mélanger les cuisines, de partager ses techniques avec le personnel. »
Le personnel, justement, dans ce restaurant fonctionnant en association loi 1901, inscrit dans le cadre de l’économie sociale et solidaire (ESS). Ils sont treize salariés en cuisine, en contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI), auxquels s’ajoutent une cheffe de brigade, Siga Traore, et une assistante technique autour de Christine Merckelbagh. « Pour les CDDI, poursuit-elle, c’est un tremplin. Ils ne resteront peut-être pas dans la restauration, parce qu’ils sont là pour huit mois, mais on se doit de les aider à retrouver la confiance, les règles de l’emploi, à se remettre sur les voies du marché du travail. Si, en plus, on peut leur donner les bases d’un métier, c’est tant mieux. »
Sur les treize CDDI, Le Nouveau Centenaire compte onze femmes, de nationalité sénégalaise, malienne, congolaise, marocaine ou algérienne, d’autres françaises ou d’origine africaine. Toutes sont en situation précaire, certaines sont mères célibataires. Sous le titre d’agent polyvalent de restaurant, le personnel alterne les tâches. Qui à la plonge, qui au ménage, qui en cuisine, à la réception des livraisons ou au service.
Si toutes les résidences sociales possèdent leur petit restaurant, celui-ci, en conformité avec la restauration collective des foyers, manifeste la volonté de devenir « un lieu ethnique de quartier, ouvert à tous, en quête de saveurs d’ailleurs, mais aussi de partage et de solidarité. Tout en créant des emplois », souligne Christine Merckelbagh. C’est aussi la seule maison à pratiquer une double tarification, l’une pour les résidents du foyer (à 2,80 euros le plat), l’autre à la clientèle extérieure, en maintenant des prix doux.
En quelques semaines, Le Nouveau Centenaire (ouvert de 11 h 30 à 18 h) peut s’enorgueillir de servir déjà près de deux cents couverts par jour, apportant un peu plus de mixité dans cette résidence sociale construite sur l’ancien site de l’usine Audax, avenue Pasteur, près de la mairie de Montreuil. Un lieu inédit en France, qui se veut un habitat collectif et participatif, tourné vers le relogement décent et pérenne de travailleurs migrants en situation de mal-logement. Si son histoire est originale, loin de toute philanthropie, c’est aussi le fruit d’une longue lutte.
Au commencement, dans les années 1980, ce sont des travailleurs migrants qui vivent la démolition pour insalubrité de leur foyer, porte de Montreuil. Sur les six cents ouvriers, deux cents négocient d’être relogés dans un nouvel espace, prévu au même endroit. Principalement malienne et mauritanienne, c’est une population implantée dans la cité depuis longtemps. En attendant cette reconstruction, les migrants sont hébergés provisoirement dans des préfabriqués, sur un terrain vague situé sur les hauteurs de la ville, rue de la Nouvelle-France. Finalement, les travaux sont interrompus sous la première mandature de Jean-Pierre Brard, les propositions de relogement, lointaines et non adaptées à l’usage collectif habituel des résidents, sont refusées. Si les baraquements de la rue de la Nouvelle-France ont une espérance de vie de deux années, ils seront occupés encore plus de dix ans. Jusqu’à l’expulsion ordonnée par la préfecture, à nouveau pour insalubrité, en 1995.
Pendant plusieurs mois, sans foyer, quelque deux cents migrants errent dans la ville, avant de s’installer dans un bâtiment industriel désaffecté, rue du Centenaire. Après l’obtention d’un bail précaire, via l’association Nouvelle France, créée par les occupants, une nouvelle vie s’organise, dans un habitat pas moins précaire, où s’entassent les travailleurs à quinze par dortoir. Il faudra attendre encore des années avant que le dialogue ne se renoue avec la municipalité, sous Dominique Voynet. En 2013, entre l’association, la préfecture, la région Île-de-France, la Ville et l’Office public d’habitat montreuillois, un travail s’engage enfin sur un projet architectural et social ; après tant d’années de promesses non tenues, la première pierre est posée. Avec un architecte qui entend tenir compte des desiderata des futurs résidents, impliqués dans la construction et la gestion de leur lieu de vie. Inaugurée en décembre 2015, dans des conditions qui permettent le maintien de l’organisation collective et solidaire de deux cents habitants, maliens et mauritaniens, la résidence se compose, sur huit niveaux, de chambres individuelles et doubles, de cuisines intégrées, de salons collectifs, de studios et autres appartements, de logements partagés favorisant la mixité générationnelle. On y trouve également un espace de stockage, des bureaux, une laverie, un atelier, la boutique d’un tailleur, un bijoutier et un salon de coiffure. Et maintenant ce restaurant.
Pour Yéli Doucouré, l’un des plus anciens sages de la communauté, arrivé en France en 1974, président de l’association chapeautant Le Nouveau Centenaire, « le restaurant a été pensé dès la conception des lieux, cela fait partie de nos envies de s’ouvrir au quartier et de ne surtout pas rester enfermés, de partager les cultures ». Un partage des cultures gagné aux forceps, au bout des préfabriqués, des errances, des dortoirs exigus, des abris insalubres, des cloaques incertains. Dans l’abnégation.
Le Nouveau Centenaire, 45, avenue Pasteur, 93100 Montreuil, du lundi au samedi, 11 h30-18 h.