« Une partie non négligeable du vote Macron sera un vote barrage »

« Vote utile », « vote stratégique », « vote expressif »… Anne Jadot, maître de conférences en science politique à l’université de Lorraine et spécialiste des comportements électoraux, fait le point sur les différents ressorts d’un scrutin.

Pauline Graulle  • 15 mars 2017 abonné·es
« Une partie non négligeable du vote Macron sera un vote barrage »
© photo : BERNARD JAUBERT / ONLY FRANCE / AFP

Politis : Qu’entend-on par « vote utile » ?

Anne Jadot : Quand on explore les motivations de vote des électeurs « par le bas », avec des entretiens qualitatifs, comme je l’avais fais dans ma thèse, on peut relever deux grands ressorts du choix qui, entrecroisés, aboutissent à quatre catégories génériques. 

Les questions à poser, c’est, d’une part, les votants cherchent-ils avant tout à exprimer leur opinion, peu importe ce qu’ils perçoivent des chances de leur candidat (c’est un vote expressif), ou bien les chances respectives des différents candidats, du moins telles qu’elles apparaissent à un moment donné dans les sondages, sont-elles un critère de choix pour eux (c’est un vote stratégique) ? 

D’autre part, le ressort principal de leur choix est-il avant tout positif, par rapport au programme et/ou à la personne du candidat pour lequel ils optent, ou négatif, par hostilité envers un autre candidat, voire contre l’ensemble du système politique ? 

On peut donc considérer qu’un vote expressif positif, ou « vote d’adhésion », consiste à se dire : « Je soutiens le candidat qui me plaît le plus, qu’il ait ou pas une chance de gagner » – on se fait plaisir. Et un vote expressif négatif, souvent qualifié de « vote sanction » ou « protestataire », revient à se dire : « J’y vais pour pousser un coup de gueule » – et les électeurs qui y ont recours n’ont d’ailleurs pas forcément envie que le candidat pour lequel ils votent soit élu. 

Du côté des considérations plus stratégiques du vote, on trouve là aussi un ressort positif qui est ce qu’on appelle communément le « vote utile », consistant à se dire : « Parmi ceux que j’aime bien, je vais choisir celui qui a le plus de chances. » Alors que le ressort stratégique négatif conduit à un « vote barrage » : « Je n’apprécie pas vraiment celui pour qui je vais voter mais tant pis, ma motivation principale, c’est de faire battre Untel. »

Quelle élection est, selon vous, la plus représentative d’un vote stratégique ?

Je pense que la présidentielle 1995 est très intéressante à observer. Toute la campagne a tourné autour du duel annoncé entre les frères ennemis, Jacques Chirac et Édouard Balladur. Certains observateurs avaient même pour hypothèse, accréditée par certains sondages, que la gauche serait éliminée du premier tour, et que le second tour se jouerait entre Balladur et Chirac. 

Alors, le soir du 23 avril, quand Lionel Jospin est arrivé en tête du premier tour à 23 %, ça a été la surprise. Comment l’expliquer ? Quand on analyse la grande enquête électorale nationale réalisée pour le Cevipof après l’élection, on constate qu’une partie des électeurs de Jospin du premier tour se déclaraient en fait proches de l’extrême gauche ou de l’écologie : ils avaient voté « utile », en quelque sorte en « anticipant » un report du second tour.

N’observe-t-on pas le même phénomène aujourd’hui ? Des électeurs de gauche, qui auraient d’ordinaire voté pour Benoît Hamon ou Jean-Luc Mélenchon, sont prêts à se pincer le nez et à aller voter Macron dès le premier tour pour s’éviter d’avoir à choisir entre « la peste et le choléra » lors d’un second tour Le Pen-Fillon…

On peut en effet faire l’hypothèse qu’une partie non négligeable du vote Macron sera un vote barrage, mais cette fois contre une conjonction de deux candidatures, autrement dit contre une hypothèse de second tour qui leur répugnerait. 

Surtout que, contrairement à 2002, où la qualification de Jean-Marie Le Pen était apparue comme une surprise, en 2017 Marine Le Pen est considérée comme quasiment assurée d’atteindre le second tour dans la tête d’une majorité d’électeurs, par les commentateurs et même les autres candidats. Ce qui concentre l’enjeu du premier tour sur l’identité de celui qui se qualifiera en sa compagnie, quel que soit leur ordre d’arrivée.

On est bien loin de la présidentielle de 2002…

En 2002, la campagne était perçue et présentée par les médias comme ennuyeuse : tout le monde pensait que ce le second tour se ferait entre Jospin et Chirac, les deux sortants de la cohabitation, et que le premier tour serait donc un tour « pour rien ». Il n’y avait apparemment pas de suspense, donc une moindre dimension stratégique, comme si ce premier tour était une élection « intermédiaire », de second ordre. 

Du coup, la dimension expressive du vote a été prégnante le 21 avril, soit de manière positive (au profit de petits candidats de la gauche extrême ou écologiste), soit de manière négative, en se portant notamment sur Jean-Marie Le Pen. Surtout, il y a eu un record d’abstention, une forte démobilisation. 

Dans l’enquête « Panel électoral français » (PEF) menée avant le premier tour, parmi ceux qui déclaraient souhaiter la victoire finale de Lionel Jospin et qui avaient l’intention de voter pour lui en cas de second tour contre Jacques Chirac, moins de la moitié ont voté pour lui le 21 avril ! 

Et, par rapport à leurs scores respectifs de 1995, Le Pen a nettement moins gagné de voix que Jospin n’en a perdu, faute de réussir à mobiliser son camp. On trouve des traces de ce choc, voire d’un traumatisme du « 21 avril », dans les mots des citoyens, dans des réponses ouvertes recueillies dans des sondages universitaires en 2007 et 2012, mais encore aujourd’hui, dans des terrains qualitatifs menés actuellement sur la réception de la campagne au sein du Laboratoire Politique et Communication. 

Une conséquence de 2002, c’est que cela a remis dans la tête des gens l’idée que le premier tour, ça compte, et que ça sert à qualifier deux candidats pour le second. C’est aussi pour cela qu’on a revu, en 2007 et en 2012, des proportions de votes beaucoup plus élevées pour les deux candidats en tête, une reconcentration des votes sur les « gros » candidats.

Quid de l’élection de 2017 sur ce plan ?

Les primaires de droite et de gauche ont montré que les deux vainqueurs ont bénéficié d’une forte concentration des voix dès le premier tour. Cela peut laisser penser que les électeurs avaient alors des considérations stratégiques, avec un ressort négatif pour nombre de participants : il y a eu du « tout sauf Sarkozy », puis un réflexe anti-Valls.

Néanmoins, ces primaires ont constitué, en quelque sorte, le premier tour de la présidentielle, et ont aussi offert aux électeurs de se faire plaisir. Avec une Marine Le Pen qui a de fortes chances d’être au second tour, beaucoup d’électeurs ne veulent surtout pas avoir à voter pour un François Fillon qui a un programme économique et social très libéral, sur la Sécurité sociale, les retraites, les fonctionnaires, les 35 heures, la TVA et l’ISF, qui est soutenu par Sens commun et qui est impliqué dans de multiples affaires où son rapport à l’argent et à la probité est questionné. 

Certains électeurs de gauche peuvent vouloir que Macron soit au second tour car ils anticipent qu’ils « n’arriveraient pas » à voter pour Fillon – la question est de savoir combien ! En 2002, autant Chirac était très mal vu à gauche (et pas perçu comme honnête, même au sein de son électorat déclaré, dans l’enquête PEF), autant il était très majoritairement crédité, à gauche comme à droite, d’avoir « l’étoffe » d’un président. 

L’autre différence majeure, c’est qu’en 2002, Jean-Marie Le Pen avait une image bien pire que celle de Marine Le Pen aujourd’hui. Même si la dédiabolisation du FN n’est qu’apparente sur le fond, quand on considère son programme, sur la forme Marine Le Pen ne se présente pas de la même manière, ne fait pas de dérapages volontaires. C’est moins répulsif, et c’est aussi pour cela qu’un vote « barrage » de second tour en faveur de François Fillon risquerait d’être moins massif.

Le « vote stratège » du premier tour est-il lié à l’influence des sondages ?

Ce thème de l’influence des sondages est compliqué, et leur effet difficile à prouver empiriquement. Cela dépend moins du niveau d’instruction des électeurs que de leur politisation, de leur ancrage partisan (ou absence de) et de leur psychologie. 

On distingue classiquement deux effets : l’effet « bandwagon », qui consiste à se rallier au panache du vainqueur annoncé, à rejoindre celui présenté comme favori ; et l’effet inverse, « underdog », qui consiste à changer de vote en faveur du perdant annoncé, par pitié ou empathie, voire pour faire mentir les pronostics. 

Au cours d’une même campagne, les deux effets peuvent coexister (voir l’élection de 1995, entre Balladur et Chirac). Et même se compenser, car ils touchent des électeurs différents qui auront des itinéraires inverses. 

Mais, c’est important à noter, les considérations tactiques qui amènent à abandonner un candidat pour un autre ne sont pas simples, psychologiquement, et sont d’autant plus difficiles à traduire en acte que le candidat sur lequel on se reporte est éloigné de celui auquel on voulait initialement donner sa voix. 

Le vote stratégique suppose ainsi une conjonction particulière : que les citoyens soient à la fois suffisamment intéressés par la politique pour suivre les sondages et pour leur donner du crédit, mais qu’ils ne soient pas trop partisans – sinon, ils ne changeraient pas d’avis, ils seraient immunes des effets des sondages. 

En élection normale, hors 2017, les sondages jouent surtout, selon moi, en termes de (dé)mobilisation, notamment dans le fait de conduire vers l’abstention si l’on pense que « c’est gagné (ou perdu) d’avance », bien plus qu’ils ne font passer directement d’un candidat à un autre. Mais on sait que la participation électorale politiquement différentielle est une clé majeure d’une victoire ou d’une défaite, donc les sondages peuvent avoir un impact s’ils affectent le niveau de mobilisation.

En se disant ni de gauche ni de droite, Macron aurait le pouvoir de susciter ces effets de déplacements électoraux…

En 2007, Bayrou aussi était un peu sur le même créneau, mais il lui manquait de n’avoir jamais été présenté comme une option « viable » dans les sondages, et donc, un effet d’entraînement. Dans cette élection, Macron pourrait bénéficier d’un effet « boule de neige », d’une prophétie autoréalisatrice sur sa capacité à être présent au second tour… sans forcément convaincre tous ceux qui voteront pour lui.

Est-il exclu, selon vous, que François Fillon arrive au second tour ?

Depuis le début des années 1980, en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, les spécialistes de l’opinion ont identifié ce qu’on appelle une « spirale du silence ». Ce phénomène consiste pour des électeurs à sous-déclarer leur vote parce que, à un moment de la campagne, leur candidat favori, issu d’un grand parti de gouvernement – lequel ne fait pourtant pas l’objet d’une sous-déclaration chronique, comme cela peut être le cas des extrêmes – dit ou fait quelque chose qui le rend impopulaire. 

Parce qu’ils n’assument pas face à un enquêteur de voter pour ce candidat devenu soudainement impopulaire, qu’ils sont sensibles aux effets de « désirabilité sociale » des différentes réponses, les électeurs répondent nettement moins aux enquêtes d’opinion (quand ce ne sont pas des enquêtes auto-administrées, bien sûr). 

Le candidat en question s’écroule alors dans les sondages et, plus il baisse, moins ses électeurs ont envie d’avouer leur intention de voter pour lui, d’où le côté dynamique de cette spirale. Sauf que, le jour du vote, protégés par le secret de l’isoloir, ces électeurs votent effectivement pour leur préféré, créant parfois de grosses surprises : George W. Bush en 2004, les conservateurs britanniques en 1992 et 2015. 

Il n’est pas impossible que François Fillon soit actuellement dans une telle « spirale du silence »… Mais c’est quelque chose qui est difficile à cerner en cours de campagne – sauf à regarder d’autres indicateurs que les seules intentions de vote, comme les souhaits et les pronostics de victoire, ainsi que le différentiel entre ces deux questions, ou la part de ceux qui se déclarent certains d’aller voter tout en refusant d’indiquer pour qui.

Le vote stratège est-il, au fond, un signe de mauvaise santé démocratique ?

Je n’aime pas porter de jugements normatifs sur les électeurs, mon rôle de chercheur est de mettre à jour la diversité de leurs motivations. Ce qui est certain, c’est que, dans des périodes de moindre ancrage partisan, quand les repères idéologiques sont brouillés, les ressorts négatifs envers la politique peuvent primer : parfois, le seul repère dont un citoyen dispose, c’est qu’il sait très bien qui il n’aime pas, qui il ne veut surtout pas voir gagner.

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