Aurel : Un petit pas de côté
Loin de se ranger dans le grand sac des rigolos, le dessinateur de presse est un journaliste comme un autre, avec une certaine liberté en plus, nous dit Aurel, qui joue du crayon pour Politis.
dans l’hebdo N° 1448 Acheter ce numéro
Si l’on me demande de définir le métier de dessinateur de presse, ou plus précisément de le situer, d’expliquer mon travail, j’use invariablement de la même image. Celui (ou celle) que l’on appelle rapidement dessinateur de presse (donc faisant des dessins pour les médias) a le cul entre trois chaises : humoriste, journaliste, artiste. À partir de là, libre à nous de nous asseoir peu ou prou sur telle ou telle chaise. Voire de changer de position au gré de ses humeurs.
La question qui suit généralement est : « En quoi votre métier est du journalisme ? » Oui, tiens. En quoi ? On pourrait répondre qu’on a une carte de presse, mais le rubricard de Grazia en a une aussi. Ce n’est donc pas ça qui nous met dans les pas d’Albert Londres. Le dessinateur « de presse » peut être éditorialiste, reporter, enquêteur, rubricard… comme ses collègues rédacteurs. Le dessin est son medium, l’humour un outil. Le dessinateur de presse baigne dans l’actualité pour tenter d’en retirer un sujet, un angle, une information. Il tente d’apporter un éclairage sur un sujet qui concerne ses lecteurs. C’est ce qui peut en faire un journaliste.
Par ailleurs, si l’on creuse un peu, on se rend vite compte que, de nos trois chaises, la plus visible – peut-être la seule connue – est celle de l’humoriste. Et l’on a vite fait de ranger tout notre beau monde dans le grand sac des rigolos qui font des blagues sur les sujets d’actualité (poke Jean Amadou et Laurent Ruquier). Or, un dessinateur de presse n’est pas forcément un chansonnier avec un crayon au bout des doigts. C’est asseoir de force (et par fainéantise on a tendance à y rester) le dessinateur dit de presse sur la seule chaise de l’humoriste. Or, l’humour, dans le traitement de l’actualité, souffre de plusieurs problèmes. L’ironie ambiante portée (entre autres) par les années Canal (hors « Groland », qui a pris le biais d’inventer un pays pour critiquer le nôtre, et « Les Guignols », qui, dans leur période faste, prenaient soin de ne pas ridiculiser gratuitement les acteurs de la vie politique) puis les réseaux sociaux, qui ont grandement participé à mondialiser les propos de comptoir, ont fait de la dérision la norme.
La norme, le top de la coolitude, c’est de se moquer de tout. Et le corollaire est que, puisque tout le monde se moque de tout le monde, chacun défend son pré carré en arguant du fait qu’on peut rire de tout… sauf de lui-même. Il ne reste donc plus que les anathèmes à se jeter à la figure, mais le dessin n’est pas le seul à en souffrir. Sauf qu’à force de l’avoir cantonné dans ce rôle de fou du roi qui ne gêne (presque) plus personne… il perd de son intérêt. Pis, il participe parfois à la curée.
D’où l’intérêt, selon moi, de faire un petit pas de côté si cher à Gébé – fondateur de Charlie Hebdo et auteur notamment de L’An 01 – et de ramener l’humour dans nos métiers de journalistes dessinateurs (« dessinateur reporter » pour la carte de presse) à ce qu’il doit être. Pas une obligation mais une épice. De celles qui relèvent un plat, révèlent une saveur, éclairent d’un autre jour la fade litanie de l’actualité.
L’humour a évidemment l’avantage de fluidifier le propos et d’arrondir les angles. D’autant que le dessin a par principe un avantage sur le texte ou la photo, c’est qu’il crée par lui-même un décalage, une distance. Le dessin d’un homme politique reste un dessin. Ce n’est pas sa photo. Un propos dans un dessin n’aura jamais la valeur « officielle » d’un texte. Le dessin garde donc une liberté que n’aura jamais le texte : le dessin n’est pas officiel.
Quand je travaille aux côtés d’un-e journaliste du Monde, il n’est pas rare que, lorsque je lui soumets une idée d’illustration qui accompagnera son article, le confrère ou la consœur réponde : « Toi, tu peux le dire, moi non. » Ou encore que l’on décide de se répartir la tâche en décidant que l’accent sera mis dans le dessin sur tel angle qu’il ou elle ne peut développer dans son papier.
Bref, l’humour dans un dessin prend toute sa force lorsqu’il n’est pas attendu, pas obligé. Tentons de rendre service au dessin de presse en enlevant le signe égal qu’on appose un peu trop facilement entre lui et l’humouuuuuur [1].
[1] À ce propos, il n’est pas rare qu’un dessin soit mal compris – ou mal pris – car on est persuadé qu’il s’agit d’humour juste parce que c’est un dessin. Interdisant de fait au dessinateur de traiter d’un sujet grave de façon neutre.
Aurel, c’est le dessinateur attitré de Politis. Chaque semaine il croque l’actualité avec un dessin… ou plutôt deux, dont un trop méchant pour être publié. Découvrez ici tout son travail, dessins interdits compris.