Avec les politiques, faut qu’ça saigne !

Depuis Desproges ou Coluche, les humoristes n’ont cessé de se mêler d’actualité sur les ondes. Jusqu’à créer un nouveau type d’éditorialistes.

Jean-Claude Renard  et  Nadia Sweeny  • 5 avril 2017 abonné·es
Avec les politiques, faut qu’ça saigne !
© photo : JOËL SAGET/AFP

Qu’on se souvienne : au « Tribunal des flagrants délires », sous la baguette de Claude Villers, président du tribunal, Pierre Desproges, en procureur de la République, et Luis Rego, en avocat du prévenu, allaient loin dans l’interpellation des politiques invités. Beaucoup plus loin alors que Jean-Pierre Elkabbach et Alain Duhamel dans « Cartes sur table » ou François-Henri de Virieu à « L’Heure de vérité », au phrasé policé et aux questions mesurées. Roger Peyrefitte, Philippe Léotard, Paul Quilès, Huguette Bouchardeau ou Jean-Marie Le Pen ont dérouillé sous le feu des deux humoristes. Sans emprunter encore aux codes journalistiques, flirtant cependant avec l’exercice de l’édito, les deux trublions prescrivaient une ordonnance sévère aux politiques.

Cependant, c’est certainement Guy Bedos qui inclut le premier, au cours des années 1970, une revue de presse cinglante dans ses spectacles : « La presse politique, celle qui compte », clamait-il en nommant des magazines féminins à scandale. En 1986, Robert Badinter, rendant visite à Bedos dans sa loge, lui aurait dit : « Guy, vous ne connaissez pas votre chance. Vous pouvez dire tout ce qui vous passe par la tête. Vous n’avez aucun devoir de réserve. Vous êtes libre. » Et Guy Bedos d’appuyer le trait, qualifiant les journalistes de « bande de lâches ». Cette liberté de parole nourrit aujourd’hui les appétits médiatiques.

Sigmund Freud voyait dans l’humour le « triomphe du narcissisme, l’invulnérabilité du moi […] qui refuse à se faire imposer la souffrance par les réalités extérieures […]_, à admettre que le traumatisme du monde puisse le toucher. Bien plus,_ [ceux-ci] peuvent même lui devenir occasions de plaisir [1] ». L’humoriste serait donc une sorte de rebelle qui transforme la douleur en plaisir, alors que le journaliste ne cesse de nous rappeler la violence du monde. Leur alliance n’était-elle pas inévitable ?

Des pamphlétaires aux nouveaux humoristes-éditorialistes, le style et l’époque ont changé ; le miroir social aussi, mais le besoin du rire – critique, cynique, satirique ou pince-sans-rire – demeure. Et plus la vie politique est vécue comme génératrice de douleur sociale, plus le rôle contestataire de l’humour se renforce.

Ce fut déjà le cas dans la période post-68, au temps des cafés-théâtres, où les comiques remettaient en cause l’ensemble d’un système politique et médiatique. La démarche aboutit notamment à la candidature de Coluche à la présidentielle de 1981. « J’arrêterai de faire de la politique quand les politiques arrêteront de nous faire rire », clamait l’humoriste en salopette. Quand il atteignit 16 % d’intentions de vote, les élites ne riaient plus. Cette candidature « révèle pourtant les contradictions destructrices d’un comique devenu juge et partie une fois dans l’arène politique », écrit Nelly Quemener, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication [2]. On le sait, Coluche s’est emparé de la lutte contre la pauvreté avant d’ouvrir les Restos du cœur.

Les limites entre humoristes et politiques, fiction et réalité étaient déjà floues avant qu’une série de nouveaux « bouffons » ne prennent d’assaut l’univers journalistique. C’est à partir des années 1980 que l’humour envahit les écrans, après l’éclatement de l’ORTF (1974) et l’ouverture à la concurrence des chaînes privées. L’audimat devient un enjeu majeur dans lequel les humoristes pèsent de tout leur poids. Ils donnent une coloration contestataire à l’identité d’une chaîne comme Canal +, dont « l’esprit » devient synonyme de lutte contre le conformisme, ou d’une station comme France Inter, connue pour ses plages horaires au ton corrosif.

Dès 1988, reprenant le concept d’un JT, avec son présentateur (Patrick Poivre d’Arvor, en l’occurrence), ses invités et sa déclinaison d’informations, réveillant la télévision et secouant le confort d’un « Bébête show » désuet, les « Guignols » ne s’embarrassent pas de pincettes pour décoder l’actualité. On y exacerbe les caractères, souligne les défauts, reprend les infos sous un autre angle, dénonce les travers des politiques. À l’image des dessinateurs caricaturistes, une tradition bien française. Le décryptage satirique de l’actualité, doublé d’une grande liberté de parole, fait vivre aux téléspectateurs cet épisode quotidien comme un moment de « dire vrai », camouflé derrière des fantoches de latex. Non sans conséquences, peut-être : en 1995, certains ont pensé que les Guignols avaient joué un rôle dans l’élection de Jacques Chirac, le rendant jovial et sympathique avec son slogan « Mangez des pommes ! », au détriment d’Édouard Balladur et de Lionel Jospin. Diable ! L’humour aurait donc une telle emprise sur le réel ?

La campagne présidentielle de 2007 et l’hyperpersonnalisation de la vie politique, accentuée par les méthodes de Nicolas Sarkozy, signent l’avènement d’un nouvel animal médiatique : l’humoriste éditorialiste, chargé de commenter l’actualité en attaquant parfois frontalement, sur les plateaux, les hommes de pouvoir qu’ils critiquent.

Les portraits acides de Stéphane Guillon, de Nicolas Canteloup ou encore d’Anne Roumanoff ont créé une nouvelle dualité quasi violente entre humoristes et politiques. Ces pastilles acerbes se sont développées partout, empruntant aux styles journalistiques de la revue de presse ou de l’édito. Elles investissent même les matinales d’information, comme une sorte de gage de vérité crue au milieu du monde restreint du journalisme. De nouveaux chroniqueurs apparaissent, chacun avec son style et son orientation, tels Guillaume Meurice ou Pierre-Emmanuel Barré.

Télévisions et radios sont maintenant un champ d’affrontement entre humoristes et représentants du pouvoir. Mais l’exercice montre ses limites : « Une privatisation excessive de la parole du bouffon, qui, plutôt que de produire un imaginaire collectif, disperse, désarticule, surenchérit. Cet humour d’actualité finit par noyer toute ligne directrice dans le trop-plein de contestation et la critique systématique de l’ensemble des domaines de la vie publique », écrit Nelly Quemener. Encore faut-il savoir qui parle. D’autant que peu d’humoristes s’engagent réellement.

Tel n’est pas le cas de Nicole Ferroni. Agrégée de sciences de la vie et de la terre, officiant sur France Inter, elle distille des chroniques argumentées, engagées… et politiques. Face à Ségolène Royal, par exemple, elle rappelle le scandale des boues rouges déversées dans la Méditerranée, dénonçant « le maintien de l’emploi au prix de l’empoisonnement, ce qu’on appelle “l’emploisonnement”, qui consiste à sacrifier la santé d’une partie de la population pour permettre à celle qui n’est pas encore malade d’aller travailler ». Bien au-delà de sa chronique hebdomadaire, démultipliant ses sujets d’intérêts ou de prédilection, Nicole Ferroni est allée jusqu’à poster sur le Web une vidéo très instructive contre le Ceta et une autre contre la directive européenne sur le secret des affaires (avec plus de 14 millions de vues).

De son côté, Christophe Alévêque, chaque 7 mai durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, allait haranguer la foule devant le Fouquet’s, dressant le bilan du locataire de l’Élysée. À côté de ses spectacles, il organise depuis quatre ans la « Fête de la dette » (3), exercice pédagogique et décryptage de l’économie dans la bonne humeur (la prochaine aura lieu le 2 juin à Marseille). Pour lui_, « participer au débat, c’est nourrir la démocratie. À nous de jouer, sur un sujet sérieux, mais sans se prendre au sérieux »._ C’est aussi lui qui a organisé, non moins sérieusement, chez lui, en juin dernier, des dîners entre Cécile Duflot, Pierre Laurent, Benoît Hamon et Christiane Taubira (seul Jean-Luc Mélenchon a refusé de s’y rendre), dans la perspective de l’élection présidentielle, prônant un rassemblement des gauches. Christophe Alévêque n’est plus là un simple humoriste adepte de la gaudriole. Il passe d’un rôle à l’autre. Comme Nicole Ferroni, il va plus loin. Et dans le juste ton.

S’il faut être sérieux pour savoir vraiment rire, d’après Schopenhauer, le rôle des humoristes est-il de raconter la « vérité sérieuse » du monde ? Loin d’un rire léger, amuser n’est plus le seul objectif. Aujourd’hui, certains informent et alertent.

Révéler reste cependant l’apanage des « vrais » journalistes, qui exploitent à leur tour les codes humoristiques. « Le Quotidien » – anciennement « Le Petit Journal » avant de passer sur TMC (groupe TF1) – est devenu le symptôme de ce glissement entre journalisme et humour. Tout récemment, ses révélations ont contraint le ministre de l’Intérieur à démissionner. Jusque-là, Le Canard enchaîné occupait seul cet espace : depuis cent ans, il mêle journalisme et humour, tenant à la fois l’exigence du ton et celui du contenu. Le journal satirique possède ses investigateurs, il entend informer et révéler. Au reste, on parle plus souvent des « révélations » du Canard que de ses « informations ». Là où beaucoup commentent l’actu, Le Canard fait l’actu. François Fillon en sait quelque chose aujourd’hui, comme hier Valéry Giscard d’Estaing. Tout cela est sérieux, sinon grave ; de fait, mieux vaut en rire. La presse comme contre-pouvoir est d’autant mieux armée que ses munitions sont humoristiques.

On retrouve ces passerelles dans le parcours de Charline Vanhoenacker, auparavant journaliste politique pour la RTBF, qui chaque matin « passe l’actualité à la friteuse » sur France Inter et anime l’émission « Si tu écoutes, j’annule tout » (17 h-18 h). Elle a aussi la charge de conclure « L’Émission politique » de France 2, qui reçoit notamment les candidats à la présidentielle. Elle y livre une chronique parfois saillante, mais sans poser de questions. Pour Isabelle Veyrat-Masson, directrice du laboratoire Communication et Politique au CNRS, « la frontière est de plus en plus floue entre le monde journalistique et humoristique, alors que l’humoriste, par définition, contrevient à ce qui est brandi comme un élément clé de la déontologie journalistique : l’objectivité ». La présence d’une humoriste en conclusion d’une émission éminemment sérieuse crée, selon la chercheuse, un précédent. « Choisir massivement le rire pour parler de politique donne une indication de sa place : on ne prend plus au sérieux le discours politique, regrette-t-elle. Le côté positif de ce dispositif humoristique, c’est que ça permet d’amener vers la politique des publics qui en étaient éloignés. »

Aujourd’hui, « on donne à voir de l’actualité avec humour, car c’est plus efficace. “Le Quotidien” est le symptôme de cette convergence : c’est un talk-show dans lequel le bon mot, la vanne, devient une modalité du débat, décrypte Nelly Quemener. Mais on voit bien que cela renvoie à une sorte de lutte contre la perte de confiance de la population envers les médias comme envers les politiques : quand Jean-Luc Mélenchon fait un meeting, c’est un stand-up ! Il s’est approprié l’arme de l’humour, comme toute profession en mal de légitimité ».

Il n’empêche. Tout se passe comme si les humoristes allaient plus loin que les journalistes dans leurs interpellations du politique. Parce que l’humour pique au vif. C’est un « lubrifiant social » pour Charline Vanhoenacker, au milieu d’un certain humour mainstream, convenu. C’est aussi le champ de tous les possibles pour Christophe Alévêque, « un espace de liberté » loin d’un « pas de couilles pas d’embrouilles ».

[1] Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Sigmund Freud (1905).

[2] Le Pouvoir de l’humour, Armand Colin, p. 206.

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