Christian, SDF, accro à Twitter
Rencontre avec le sans-abri « le plus célèbre de France », qui utilise son smartphone comme une caisse de résonance pour la cause des personnes à la rue.
dans l’hebdo N° 1448 Acheter ce numéro
Il est posé sur un banc, à guetter les rayons du pâle soleil qui se reflète sur le canal Saint-Martin. Bière XXL à la main, bandana noué sur le front, sac à dos de randonnée pour seul compagnon, Christian a plus l’air du « teufeur » éternel que du SDF parisien échoué sur le bitume crasseux. Deux ans maintenant qu’il dort à la rue. Elle n’a pas encore eu le temps de dévorer son visage.
À 45 ans, Christian n’est pas un naufragé comme les autres. À défaut de capital économique (un RSA), il a su faire fructifier son capital social. L’autoproclamé « SDF 2.0 » a fait de son smartphone une bouée de sauvetage. Fini la solitude. La grande exclusion de celui qui n’a même pas accès aux informations courantes. Sur son téléphone, qu’il recharge au Carillon – l’un des cafés mutilés du 13 novembre 2015, à deux pas de là –, Christian écoute France Inter, consulte la presse people et la météo. Regarde séries, JT et films X. Un homme comme tout le monde en somme. Intello, débrouillard.
Guillaume Meurice
« La stratégie des gouvernements est simple : faire croire aux pauvres que leur situation est due à plus pauvres qu’eux. Pas con. Pendant qu’ils se disputent les miettes, les autres peuvent continuer à se gaver peinards. En bref, quand le sage montre Goldman Sachs, l’imbécile regarde le Rom. Christian ne tombe pas dans ce piège. Quand je l’ai rencontré, il m’a expliqué comment il traquait la fachosphère, sur Internet comme dans la rue. Comment il leur faisait la misère alors qu’il vit dedans. Ceci étant, lorsque j’entends Laurent Wauquiez parler de “l’assistanat” et le FN de “l’invasion migratoire”, je me dis qu’il ne faut pas oublier de lutter également contre la misère intellectuelle.
Rendre visible l’invisibilité sociale, voilà à quoi Christian occupe ses journées. « Coluche et l’abbé Pierre sont morts. Augustin Legrand [le comédien à l’origine des Enfants de Don Quichotte, NDLR] a fini par ouvrir son resto. Aujourd’hui, plus personne ne porte la voix des gens dans la rue. » Lui s’y emploie autant qu’il peut. Son activisme sur le Web mais aussi ses compétences relationnelles lui ont ouvert les portes de BFM et les pages du Monde, des Inrocks ou de Libé. C’est comme ça qu’il a rencontré son « pote Guillaume » (Meurice). Avec Pierre-Emmanuel (Barré), il leur arrive de boire des verres dans un petit resto vegan-bobo du canal et de mettre l’ambiance jusqu’à pas d’heure. Quant à Anne-Sophie Lapix et Anne-Élisabeth Lemoine – « des saintes » –, elles ne se sont pas contentées de le recevoir dans « C’est à vous » (France 5). Elles lui ont payé une semaine à l’Ibis de Bagnolet cet hiver.
C’est que Christian a ce talent de pouvoir naviguer entre les mondes. De franchir les frontières sociales. Ça lui vient peut-être de sa double nationalité. De sa Suisse natale, il dit qu’elle est « trop rétrograde ». Diplôme de sommelier en poche, parti à Narbonne rejoindre une copine, il atterrit à Paris en 1994. Dans le « joyeux bordel » du squat de la rue du Dragon qui vient d’ouvrir. À l’époque, les luttes pour le logement sont « phénoménales ». Avec Mgr Gaillot, Léon Schwartzenberg, Albert Jacquard ou « Babar » – Jean-Baptiste Eyraud, du DAL –, « on occupait un immeuble toutes les semaines ». Souvenir d’une douche chez Higelin. De soirées arrosées avec Tignous.
Parenthèse dans cette vie erratique, Christian se case un temps. Fait un bébé avec Vanessa. Côtoie la haute dans un resto du triangle d’or où il sert Zlatan et Sharapova. Et puis c’est le trou noir. Divorce, licenciement : deux ans de dépression. Le réveil est brutal. Quinze mille euros de loyers impayés et une expulsion. Quelques nuits à « la boulangerie » – l’immense dortoir du 115, où « tu perds ta dignité ». Retour à la rue.
Si Christian aime tant parler des tralalas du show-biz, c’est pour mieux oublier que la Faucheuse guette. « Le romantisme de la rue, c’est des conneries », dit-il, rappelant qu’au moins 501 personnes [1], dont des enfants, sont mortes sur le trottoir en 2016 en France. « Je ne veux pas la révolution, juste que la loi s’applique. » Celui qui ne votera pas ce printemps ne croit plus guère en ces politiques qui ne font plus rien pour les sans-abri et n’ont pas anticipé les milliers de migrants qui l’ont rejoint sur l’asphalte. Hamon : « Transparent. » Mélenchon : « Son programme est inapplicable. » Macron : « C’est Kaiser Sauzé : tu apprends que tu t’es fait baiser les cinq dernières minutes. »
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Celui qui est inscrit sur les demandes d’hébergement d’urgence depuis 2015 croit désormais davantage à la « solidarité citoyenne » qu’à l’intervention de l’État. À ces internautes qui lui offrent des chaussures ou qui lui font livrer des colis. Une entraide qu’il entend bien diffuser largement : « Sur Twitter, j’explique aux gens comment ils peuvent aider concrètement le SDF en bas de chez eux. » Pour sa part, Christian est si bien intégré dans le quartier qu’il s’en sortirait presque sans RSA. Mais de là à retrouver un toit…
[1] Chiffre avancé par le collectif Les Morts de la rue.