Emmanuel Macron, un garçon en or

Derrière l’apparence du renouveau, le candidat d’En Marche ! est le produit d’une longue tradition technocratique française. Et son succès précoce révèle une profonde crise de régime.

Erwan Manac'h  • 12 avril 2017 abonnés
Emmanuel Macron, un garçon en or
© photo : DENIS CHARLET / AFP

Emmanuel est philosophe et mélomane, « il joue très bien au football », « aime les gens » et doit tout à sa grand-mère maternelle, enseignante dans les Pyrénées. Voilà le portrait parfaitement maîtrisé qui a accompagné l’éclosion du « phénomène Macron ». Mais, derrière ce mythe, se cache un pur produit de la technocratie française, au cœur des plus hautes fonctions de l’État depuis dix ans.

Fils d’un neurologue et d’une médecin-conseil de la Sécurité sociale, élevé à Amiens chez les jésuites – au lycée de la Providence –, Emmanuel Macron rejoint Paris pour passer son bac au lycée Henri-IV et entre à l’ENA après un DEA de philo et un diplôme de Science Po. Charmeur, « brillant », insomniaque et opportuniste, il sort 5e de la prestigieuse école et choisit d’être affecté à l’inspection des finances pour « être en prise avec les décisions politico-administratives », expliquait-il en 2010 dans la Revue de Sciences Po.

L’inspection générale des finances est un corps à part, composé d’une petite élite d’énarques. Elle constitue la filière royale vers la politique, comme l’ont montré Alain Juppé, Valéry Giscard d’Estaing, Michel Rocard ou encore François Asselineau. Cette caste chargée de surveiller les finances et de conseiller les décideurs, y compris à l’étranger, jouit d’une grande autonomie et d’un accès aux informations fiscales des entreprises. « Cela fait d’eux des gens puissants, bien entourés et très informés », résume Nicolas Framont, sociologue des élites [1].

À l’ENA, Emmanuel Macron appartient à la turbulente promotion Senghor : diplômée trois ans avant l’élection de Nicolas Sarkozy, elle a osé pointer les archaïsmes de l’école. La directrice marketing d’Axa, des gérants des banques BPCE ou Rothschild, le conseiller en communication de François Hollande, Gaspard Gantzer, le directeur général adjoint de la SNCF et « une vingtaine de directeurs de cabinet, de sous-directeurs et de conseillers en sont issus », écrit Mathieu Larnaudie dans Vanity Fair. L’apparition de la « comète Macron » n’a donc rien d’impromptu. « Il est un produit du virage technocratique », observe Nicolas Framont.

La montée en puissance de ces technocrates n’est pas sans conséquences sur les politiques conduites. C’est l’idéologie gestionnaire à laquelle énarques et hauts fonctionnaires sont biberonnés qui s’impose avec eux – et, sous couvert de neutralité technique, consacre une politique néolibérale.

Emmanuel Macron a d’ailleurs longtemps méprisé le suffrage universel – « être élu est un cursus d’un ancien temps », clamait-il en septembre 2015 – et il souhaite renforcer le pouvoir des technocrates. C’est dans son programme : réduction à trois mois du travail législatif du Parlement (hors loi de finances), procédure accélérée pour tous les textes de loi ou encore réforme du code du travail par ordonnance. « Comme si la politique se réduisait à la résolution de problèmes techniques dont les solutions n’engagent ni partis pris ni rapports de force, analyse Paul Lagneau-Ymonet, sociologue à Paris-Dauphine. Cette approche dépolitisée est dangereuse, dans la mesure où elle fait comme s’il n’y avait pas des intérêts divergents. »

Retour en 2007. Contrairement à certains camarades de promo, Emmanuel Macron décline les avances de Nicolas Sarkozy. Après avoir soutenu Jean-Pierre Chevènement en 2002, il vient d’adhérer au Parti socialiste et choisit l’entourage de François Hollande, à une époque où les experts de son acabit se pressent plutôt autour de Dominique Strauss-Kahn. Le lien s’établit par l’entremise de Jean-Pierre Jouyet, son chef à l’inspection générale des finances, meilleur ami de François Hollande, quoique débauché par Nicolas Sarkozy.

Ses fonctions d’inspecteur des finances conduisent toutefois Emmanuel Macron à piloter, comme rapporteur général adjoint, la commission Attali installée par Nicolas Sarkozy en août 2007. C’est dans ce cénacle « non partisan » – mais ultralibéral – que commence véritablement la carrière du « Zlatan Ibrahimovic de la politique », selon les mots du député Christophe Castaner (Marianne, avril 2017). Car ses préconisations donnent le la du mandat sarkozyste : réduction des cotisations sociales et hausse de la TVA, autonomie et financement privé des universités, réforme de la représentativité syndicale, création de la rupture conventionnelle, ouverture du marché de la téléphonie mobile à un 4e opérateur…

Emmanuel Macron s’affiche au dîner du Siècle et avec les Gracques, ce groupe de pression libéral fondé en 2007 par Jean-Pierre Jouyet, Denis Olivennes (Lagardère), Matthieu Pigasse (banque Lazard et groupe Le Monde) et d’autres pour appeler à une alliance entre Ségolène Royal et François Bayrou. Puis l’énarque se tourne vers la banque, grâce aux membres de la commission Attali, dont Serge Weinberg, président du groupe pharmaceutique Sanofi. Entré chez Rothschild dix jours avant la chute de Lehman Brothers, il devient rapidement associé-gérant. Son métier consiste à vendre des conseils pour des opérations de fusion ou d’acquisition, qui se chiffrent en milliards d’euros et souvent en dizaines de destructions d’emplois.

Pour ces énormes « deals », il faut de l’entregent. Les connexions politiques d’Emmanuel Macron sont un atout majeur : « Les banquiers d’affaires sont tous des menteurs », confesse l’intéressé à Challenges. « D’une certaine manière on est comme une prostituée. Le boulot, c’est de séduire », lâche-t-il encore au Wall Street Journal. La société des rédacteurs du Monde ne le contredira pas. En 2010, en pleine opération de rachat du groupe, le jeune loup leur propose des conseils « bénévoles » au nom de « la liberté de la presse ». Ils finissent par découvrir ses liens étroits avec Alain Minc et le groupe espagnol Prisa, qui préparent une offre de rachat concurrente avec Claude Perdriel et Orange [2].

Le « Mozart de la finance » est nommé secrétaire général adjoint de l’Élysée en 2012. Ce qui n’a rien d’extraordinaire : les allers-retours du milieu des affaires vers les plus hautes fonctions politiques sont incessants. Notamment chez les inspecteurs des finances, qui partent avant 35 ans « pantoufler » dans le privé pour un salaire multiplié par 10.

Dans ses nouvelles fonctions à l’Élysée, Emmanuel Macron sera d’une influence considérable. Il est le cerveau du CICE et du pacte de responsabilité (baisse des cotisations patronales de 40 milliards), qu’il reconnaîtra deux ans plus tard être « un échec ». Il parvient aussi à phagocyter la loi de séparation entre banques de prêt et d’investissement, mesure emblématique de la « guerre à la finance » que le candidat Hollande entendait mener.

« Insolent », « peu discret », « impudent et imprudent » (Le Monde), Emmanuel Macron quitte l’Élysée au moment du virage droitier de 2014 pour créer une société de conseil. Mais, deux mois après son départ de l’Élysée, il est propulsé au ministère de l’Économie, en remplacement d’Arnaud Montebourg, et entre enfin dans la lumière.

Moins de deux ans plus tard, il fonde En Marche ! pour se lancer dans la course à l’Élysée. Pour la première fois, un produit de la technocratie franchit le pas. Jusqu’alors, les « garçons hors norme [3] », comme Jean-Pierre Jouyet, Jacques Attali, Alain Minc et consorts, restaient sagement dans l’ombre des « fiefards ». L’affaiblissement moral des partis politiques a libéré de la place.

Une telle chevauchée solitaire n’aurait toutefois pas été possible sans la fortune personnelle du candidat et le solide réseau qu’il s’est constitué. De « simples notables de parti », comme Benoît Hamon ou Arnaud Montebourg, « sont dans l’obligation de rester proches du PS, dont les structures permettent de rendre possible leur candidature », analyse Nicolas Framont.

« La fusée Macron » s’est surtout entourée d’un clan. En l’occurrence, des figures du « capitalisme français montant », remarque Nicolas Framont. Notamment dans les « french tech », ces start-up du numérique domiciliées à Londres pour la plupart, et auprès des milliardaires des télécoms, « très dérégulationnistes », estime le sociologue. Emmanuel Macron ne cache d’ailleurs pas son admiration pour la politique menée par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, et reproche même à Nicolas Sarkozy d’avoir seulement « mimé » le thatchérisme : « Il n’a pas touché aux droits sociaux et il a augmenté la dépense publique ! », tacle-t-il en septembre 2015.

La liste des soutiens d’Emmanuel Macron démontre également l’existence d’un « conflit d’intérêts de classe » – qui n’a certes rien d’illégal. À commencer par son bras droit Bernard Mourad, en charge des relations avec les sphères économiques et ancien président de la branche médias d’Altice SFR-Numéricable (Libération, L’Express, BFM, et RMC, etc.). Ce renfort de poids, proche à la fois de Xavier Niel (Free) et de Patrick Drahi (SFR), ressemble à un renvoi d’ascenseur. Dès son arrivée à Bercy, Emmanuel Macron autorisait en effet la fusion entre SFR et Numéricable, refusée jusqu’alors par Arnaud Montebourg en raison des pratiques d’évasion fiscale de Patrick Dahi.

Le candidat d’En Marche ! serait également proche de Xavier Niel, dont la compagne, Delphine Arnault (fille de Bernard Arnault), est amie avec Brigitte Macron, qu’elle a entièrement « relookée » [4]. Le groupe LVMH, propriété du papa, prête à Brigitte Macron des robes Vuitton pour ses apparitions publiques. Enfin, le candidat est soutenu par l’ex-président de la filiale américaine de LVMH, Renaud Dutreil, par ailleurs ancien ministre chiraquien. Il a organisé une levée de fonds pour Emmanuel Macron à New York.

En Marche ! a dû se séparer de son conseiller santé, Jean-Jacques Mourad, lobbyiste pour les laboratoires Servier, mais conserve parmi ses délégués nationaux la cofondatrice du groupe agroalimentaire Holder, Françoise Holder, propriétaire des boulangeries Paul et de la marque Ladurée. On trouve enfin, en charge de la collecte de fonds, l’ancien dirigeant de la branche « gestion d’actifs » de BNP Paribas, Christian Dargnat.

Ces connexions ont permis à Emmanuel Macron de récolter 9,3 millions d’euros de dons, au rythme effréné de ses dîners avec de riches parrains : du jamais vu pour un candidat sans parti. Elles font également de lui « le relais » et « la porte d’entrée » des grandes entreprises à l’Élysée, comme s’en félicitait en 2012 dans Challenges Stéphane Richard, le PDG de France Télécom. Et dire que le candidat affirme vouloir guérir la « maladie du corporatisme »

Emmanuel Macron a également su s’entourer des meilleurs communicants, qui s’évertuent à flouter son étiquette de parfait technocrate, avec la complicité parfois grossière des médias. Gendre idéal au « charisme incroyable » (Marianne), « épris de poésie et de littérature » (Challenges), Emmanuel Macron narre sa relation épistolaire avec Paul Ricœur, pour qui il a travaillé comme archiviste lorsqu’il avait vingt ans. Même son mariage avec Brigitte, de vingt-quatre ans son aînée, est convoqué pour vanter son équilibre et sa stature de bon père de famille recomposée.

Dans l’euphorie de sa nomination à Bercy, à l’été 2014, l’élégant M. Macron a pourtant eu du mal à dissimuler un certain mépris de classe. Lorsqu’il s’enquiert du sort des salariées de l’abattoir breton de Gad, « qui sont, pour beaucoup, illettrées » ; ou quand il s’inquiète que les jeunes de Stains retournent « dealer ou tenir les murs » en cas d’interdiction d’Uber, la plateforme qui exploite les « chauffeurs privés ».

Ce raisonnement de classe transparaît également dans le programme du candidat à la présidentielle, lorsqu’il veut réduire l’ISF, baisser (encore) les cotisations sociales des entreprises ou annuler les lois de régulation financière élaborées en 2008 après la crise. Car, on l’oublierait presque, mais le jeune prodige de la politique a bel est bien un programme. Et il entend bien l’appliquer en ayant, cette fois, les coudées franches. La démocratie française, affirme-t-il dans Le 1 en juillet 2016, « comporte toujours une forme d’incomplétude […]. Cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort ». Nous voilà prévenus.

[1] Auteur du livre Les Candidats du système. Sociologie du conflit d’intérêts en politique, Le Bord de l’eau, 2017.

[2] « Comment Macron m’a séduit puis trahi », Streetpress, 10 février 2017.

[3] Selon les mots de François Villeroy de Galhau, n° 3 de BNP Paribas et ancien directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn, dans Marianne.

[4] Selon Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette, auteurs de Xavier Niel, la voie du pirate, First, 2016.

Ajout, le 9 mai 2017 : le directeur général adjoint de la SNCF a été ajouté à la liste des anciens de la promotion Senghor de l’ENA.