« Il faut faire le récit de la honte »
Dans Retour à Forbach, Régis Sauder revient sur les lieux de son enfance. Il évoque ici l’importance de la transmission.
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Régis Sauder s’impose de film en film comme un documentariste essentiel. Après Nous, princesses de Clèves (2011) et Être là (2012), le voici avec une œuvre qui mêle l’autobiographique, l’intime et le politique.
Au lendemain du premier tour des municipales en 2014, quand le Front national, en la personne de Florian Philippot, avait fait un très gros score à Forbach, vous avez écrit une tribune dans Libération pour dire votre colère. Ce texte marque-t-il les origines de ce film ?
Régis Sauder : Oui. En fait, j’avais un vieux projet sur la transmission et l’héritage – que je n’ai pas réalisé parce que je n’étais pas tout à fait mûr. J’avais pourtant un rendez-vous avec Forbach, comme je le dis à la fin du film. Et, en effet, après le premier tour des municipales, cette tribune a été le premier acte de mon retour avec une caméra. Comme vous le soulignez, il y avait beaucoup de colère dans ce texte écrit à chaud. Alors que Retour à Forbach est plus apaisé. C’est un film qui a été difficile à produire, mais ces contraintes de production ont permis au film de trouver son climat, sa durée.
Pourquoi ces difficultés de production ?
Parce que je prends la parole en mon nom, je fais un récit à la première personne. Il y a en outre une dimension politique qui ne rassurait pas : il est question de classes sociales et on a pu me dire, dans certaines commissions, que c’était un sujet dépassé ou que cela n’intéressait personne.
Après le bac, vous avez eu la possibilité de quitter Forbach. Dans la tribune, vous aviez ces mots : « Forbach trahit sa mémoire car nous l’avons trahie, abandonnée… pour nous libérer. » Dans votre décision d’y revenir avec une caméra, n’y avait-il pas une certaine mauvaise conscience ?
Contrairement à ce que j’affirmais alors, je ne crois pas avoir trahi. Je pense que la fuite est un mouvement naturel de construction. Cela dit, j’avais à cœur de faire le récit de cette fuite, de ce qui l’a motivée. Un livre m’a beaucoup aidé : Les Transclasses, de Chantal Jaquet, qui explique bien non pas la mauvaise conscience, mais le sentiment de ne jamais être à sa place, cet entre-deux où on se trouve quand on passe d’une classe à une autre dans un mouvement ascendant.
Malgré tout, je suis relativement serein aujourd’hui. Je peux parler de « mon cinéma » à propos de ce que je fais – ce qui m’était impossible il y a encore quelques années. Je ne me sentais pas légitime. Et quand on grandit, comme moi, au Wiesberg, un quartier déshérité de Forbach, ce n’est pas donné d’entrer dans le milieu du cinéma. Mais maintenant j’ai cette conscience d’y être de plain-pied parce que j’ai des choses à dire.
Retour à Forbach résonne aussi avec un autre livre, Retour à Reims, de Didier Eribon. Vos parcours se fondent sur des violences initiales. En ce qui vous concerne, comme vous le montrez, cela s’est passé dans le vestiaire d’un gymnase, où on vous a roué de coups…
Retour à Reims est aussi un livre majeur pour moi. Il éclaire les facteurs sociaux qui expliquent les coups et cette violence dont j’ai été la cible. Cette violence est tue la plupart du temps, parce qu’on n’ose pas la raconter, on n’en est pas très fier. Qu’est-ce qui permet de prendre la parole et d’aller prévenir des adultes qui sont censés nous protéger ? En même temps, il existait des correspondances avec tout un tas de faisceaux de violences qui m’entouraient. C’est pourquoi j’articule cette violence physique, dont je n’étais pas le seul à faire les frais, et la violence sociale – les insultes, le racisme…
Vous avez changé de ville et de milieu social, mais vous avez réalisé des films avec et sur des personnes dominées…
Oui. Et ces films ont aussi à voir avec la transmission. Ils donnent la parole à ces personnes et montrent que l’intelligence n’est pas uniquement là où on l’imagine. Elle est chez les adolescents des quartiers Nord de Marseille dans Nous, princesses de Clèves, chez les prisonniers aux Baumettes dans Être là et chez les ouvriers en Moselle pour ce film-là. Je suis toujours étonné quand des spectateurs me disent : « Comment faites-vous pour avoir des interlocuteurs aussi intelligents ? » Le préalable de mon cinéma tient justement dans cette idée que le discours intelligent est partout, si tant est que les conditions d’énonciation de la parole soient ménagées et que les personnes filmées se sentent suffisamment en confiance pour livrer un récit qui n’est, souvent, pas évident.
Dans Retour à Forbach, ce qui est raconté, c’est la honte – de son milieu d’origine, de sa couleur de peau… Et ce récit de la honte vient d’une prise de conscience de l’injustice qui la génère. Dépasser cette honte, ce n’est pas accéder à la fierté – il n’y a pas à être fier d’être né à Forbach –, c’est essayer de comprendre les mécanismes de domination.
Pour aller plus loin, les principaux interlocuteurs que vous avez choisis sont vos anciens camarades d’enfance : une directrice d’école, un ouvrier… Ce qui frappe, c’est que ce sont tous des citoyens avisés, vigilants…
Je suis allé vers des personnes qui faisaient partie de mon histoire ; il n’y a pas, c’est vrai, d’électeurs du Front national parmi eux. De toute façon, je me refusais à relayer cette parole-là et à stigmatiser ceux qui la tiennent. D’autant qu’elle infuse partout, et je ne voulais pas en rajouter. En revanche, je souhaitais montrer son influence sur la vie des gens. Parce qu’à Forbach, il faut faire communauté malgré tout. Comme le dit Flavia, la directrice d’école, il faut qu’elle compose avec, parce que, d’une part, il y a des parents d’élèves qui votent FN et, d’autre part, beaucoup de ses élèves ont des origines très diverses.
Le film avance en permanence sur deux pistes narratives, l’une visuelle, avec beaucoup de plans presque photographiques de la ville, et l’autre sonore, notamment avec les témoignages. Pourquoi cette construction ?
Il était important à mes yeux que le film travaille la question de la mémoire et de la réminiscence. Certains lieux sont filmés vides, comme le collège, avec le bruit des gamins qui courent dans les couloirs. Il y a une forme de permanence de ce qu’un collège produit comme sons. Les voix de mes interlocuteurs viennent de cette ville dont j’essaie de proposer une topographie subjective, parce que ce sont des lieux dans lesquels j’ai vécu.
Il n’y a pas de volonté d’exhaustivité. Ces voix s’incarnent là, dans une profondeur de champ historique qui se dessine dans ces endroits. Les nombreux magasins ou les cafés vides que je filme ne sont pas juste des devantures fermées, c’est aussi le cadre de nombreuses histoires, qui peuvent être d’amour, de haine, de rixes…
Les plans de la nature sont aussi importants, parce que c’est un témoin permanent de ce qui se déroule. Le film contient une idée de cycle. On a celui des élections mais aussi le retour des cerises et de l’espoir. Il y a une nature très généreuse à Forbach et aux alentours, c’est une belle région.
Comment voyez-vous la suite à Forbach ?
Je suis plutôt optimiste. Nous sommes dans le creux de la vague, mais je suis persuadé que, dans quinze ans, le maire sera d’origine turque, comme celui de Londres est d’origine pakistanaise. Le Front national sera peut-être là un temps, mais ce n’est pas une solution. Il tombera parce qu’on ne reviendra jamais au Forbach d’il y a quarante ans. Il n’y aura plus de vendeurs de saucisses mais des kebabs, et ce sera très bien. C’est le mouvement de la ville.
Régis Sauder Cinéaste.