Jean-Stéphane Bron : « À l’Opéra, un horizon commun »
Après Cleveland contre Wall Street et L’Expérience Blocher, Jean-Stéphane Bron a réalisé un passionnant documentaire sur une prestigieuse institution culturelle française. Explications.
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Jean-Stéphane Bron ne semblait pas en être surpris : la plupart de nos questions étaient de nature politique. C’est que son film, L’Opéra, s’y prête.
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Comment passe-t-on d’un film sur un leader d’extrême droite à un film sur l’opéra ?
Jean-Stéphane Bron : L’expérience avec Christoph Blocher a été éprouvante. J’ai passé deux ans avec lui dans un rapport de confrontation. En Suisse, la réception du film a été polémique, parce que Blocher y est l’objet d’une vraie fascination. Gagné par un certain pessimisme, j’ai voulu lutter contre l’idée que le pire allait advenir. J’ai eu envie de filmer un collectif, une institution, avec cette question : « Qu’est-ce qui fait encore société ? » C’est là que mon producteur, Philippe Martin, m’a dit que l’Opéra de Paris était face à des changements, avec l’arrivée d’un nouveau directeur, et que ces transformations seraient sans doute intéressantes dans la perspective qui était la mienne. Je ne connaissais rien à l’opéra, mais l’idée m’a paru pertinente.
Était-ce un avantage ou un inconvénient d’être un béotien vis-à-vis de l’opéra ?
Un avantage, me semble-t-il. C’est un petit monde très codifié, qui se connaît très bien. J’étais préservé de ces codes.
Pourquoi avoir choisi pour premier plan une levée du drapeau tricolore sur le toit de l’opéra ?
C’était pour signifier une république. Mais attention : on entend en même temps l’air des Maîtres chanteurs, de Wagner, cela pourrait paraître sacrilège [rires] ! Plus sérieusement, cela indique que, sous cette bannière-là, une sorte d’utopie peut exister. Bien sûr, l’Opéra n’est pas une société idéale : elle est inégalitaire, c’est un lieu de pouvoir, avec des conflits, des crises, des luttes de classes… Mais quand même, si la politique est une manière d’organiser le vivre-ensemble, alors, dans cette société de l’Opéra de Paris, quelque chose fonctionne. Parce qu’il y a un horizon commun, une perspective qui dépasse chacun – même si celle-ci reste modeste : chaque soir, il faut lever le rideau.
Pourquoi avoir pris pour personnages principaux le directeur, Stéphane Lissner, et un jeune chanteur russe, Micha ?
Stéphane Lissner, c’est le directeur, dont le bureau est au huitième étage, dominant tout Paris. Il représente une forme de pouvoir en France ; et ce pouvoir de la culture a été peu filmé. Quant à Micha, c’est le migrant, il vient de loin, il ne connaît pas la langue et doit s’intégrer à cette société. Tous deux représentent les deux pôles de l’institution.
Dans plusieurs séquences, les rapports de classe sont très visibles…
Les rapports de classe ou de force, contrairement à ce que nous assène le discours dominant, sont inclus dans la démocratie. Cela dit, je n’ai pas pu montrer le travail impressionnant des machinistes et des techniciens, parce qu’ils ont refusé d’être filmés : c’était leur manière de manifester une forme de revendication. Comme si la dernière chose qu’ils pouvaient revendiquer, dans un monde qui filme tout, montre tout, c’était leur droit à l’image. Même si j’ai essayé de les convaincre, j’ai trouvé leur position très forte.
Que pensez-vous de ce moment où les membres de la direction réfléchissent au prix des places ?
C’est un passage que la direction n’apprécie pas parce que leur réunion a duré quatre heures et que je ne pouvais en garder que quelques minutes. La question de la démocratisation de l’opéra ne date pas d’hier. Au début du XXe siècle on s’en préoccupait déjà. Que les dirigeants de l’Opéra reprennent cette question montre que la démocratie est un processus vivant, qu’il y a toujours mieux à faire, même si, en l’occurrence, c’est difficile, voire quasi impossible. Ils avaient trouvé quelques réponses à la fin de cette réunion, mais j’ai trouvé plus intéressant de montrer les questions qu’ils se posent.
Quel lien faites-vous entre Micha, qui vient d’un village de l’Oural, et les enfants de banlieue qui participent à la classe des Petits Violons ?
Micha est issu d’un milieu non musicien, et ses parents sont assez modestes. Il incarne une forme d’intégration réussie. À la fin du film, son usage du français est salué, comme s’il s’agissait d’un rite de passage. Pour les enfants des Petits Violons, on ressent quelque chose de beaucoup plus provisoire. On les invite pour un temps, mais on sait que cela a une fin. Ils sont d’une certaine manière renvoyés là d’où ils viennent. On leur dit qu’ils sont marqués par quelque chose dont ils pourront se servir. Mais on se demande comment ce sera possible. Certaines familles vivent dans des hôtels sociaux, à huit. Pour eux, l’Opéra est un autre monde.
Quoi qu’il en soit, l’Opéra ne peut se substituer à l’État et traiter les inégalités. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est de l’argent privé qui finance les Petits Violons. Notamment Ursula Naccache, que l’on voit dans le film, même si elle le faisait – Ursula Naccache est décédée depuis le tournage [NDLR] – en toute discrétion, sans s’en prévaloir. Même son propre fils l’ignorait…
À un moment, les enfants des Petits Violons, qui sont majoritairement noirs, croisent dans un escalator l’une des rares personnes noires qui travaillent à l’Opéra : une femme de ménage…
En effet. L’une des petites filles se retourne sur cette femme de ménage et, en tant que spectateur, on peut charger ce regard de nombreuses questions : est-ce que ce sera moi plus tard ? Comment échapper à mon destin ? Est-ce que l’ascenseur social fonctionne ?
Il y a un plan très fort où une danseuse, sortant du plateau après les différents tableaux qu’elle a exécutés dans La Bayadère, s’effondre, exténuée, puis on la voit, dans le plan suivant, souriante, comme revenue à la vie…
Je voulais évoquer la danse de manière synthétique, presque en un plan-séquence. Ces opéras – la Bayadère, Casse-Noisette… – sont les spectacles qui « remplissent les caisses ». Ces danseurs le savent. Ils sont conscients d’être les soutiers de l’Opéra. Je trouvais intéressant de lier en un plan ce moment de grâce, où on a l’impression qu’elle va s’envoler, avec le moment qui suit, où elle est à bout de souffle. Il se trouve aussi que, dans le film, cela se situe juste après les attentats de novembre 2015. Il y avait pour moi une résonance avec cette idée d’une société exsangue, à terre, mais qui va se relever, retrouver une nouvelle impulsion…
La bande-son du film est complexe, notamment par l’usage que vous faites de la musique…
Par rapport aux œuvres filmées, il fallait respecter la phrase musicale, qui impose sa durée. Mais chaque plan a lui-même sa propre durée. J’ai aussi introduit d’autres musiques. Par exemple, dans la scène de la danseuse, j’ai prolongé l’air de La Bayadère qu’elle danse par une mazurka de Chopin au moment où elle reprend son souffle, pour pouvoir la regarder autrement, comme s’il s’agissait d’une forme de commentaire. Cela crée des ruptures. Qu’on retrouve aussi dans l’opéra en général, qui joue beaucoup sur des effets de choc, de sidération. Dans le lieu lui-même, le son est souvent décalé par rapport à ce que l’on voit. Dans les couloirs, par exemple, il y a des haut-parleurs qui annoncent ce qui se passe sur le plateau des répétitions. J’ai essayé de traduire ce hors-champ permanent dans la forme même du film.
Jean-Stéphane Bron Cinéaste