« Macron, un candidat mandaté par l’oligarchie »
Selon les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, la « guerre de classe » menée par la bourgeoisie risque de se durcir en cas de victoire d’Emmanuel Macron.
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Le couple de sociologues de la bourgeoisie revient en librairie avec un texte piquant et vivifiant, écrit en réaction aux affaires Fillon et Le Pen. Ils dénoncent le durcissement des politiques néolibérales et le comportement « prédateur » de l’élite dans la poursuite de son intérêt de classe.
Dans Les Prédateurs au pouvoir, vous opérez un rapprochement entre Emmanuel Macron, Donal Trump, Sebastián Piñera au Chili ou encore Silvio Berlusconi…
Monique Pinçon-Charlot : Oui, avec toutefois une nuance. Nous montrons que ce sont désormais des milliardaires qui occupent le sommet du champ politique. Quant à Emmanuel Macron, s’il n’est pas aussi riche que ces derniers, il est mandaté par eux pour donner un grand coup de balai sur des divisions politiques qui paralysent les intérêts de l’oligarchie. Avec lui, il n’y aurait plus de droite ni de gauche, mais une unité de l’élite autour du veau d’or qu’est devenu l’argent. La distinction entre le secteur privé et le secteur public disparaît également. On passe de l’un à l’autre et inversement sans problème.
Comment prévenir le risque que la critique globalisante que vous développez alimente la pensée complotiste ?
M. P.-C. : Nous ne sommes pas adeptes du « tous pourris » ou de la théorie du complot. Nous montrons simplement l’existence d’une classe sociale mondialisée qui défend ses intérêts de façon extrêmement violente. Grâce à leurs titres de propriété sur les moyens de production, ils sont décidés à exploiter toujours plus le monde du travail. À marchandiser les ressources naturelles et les services. À exploiter les pays les moins avancés. À spéculer sur le réchauffement climatique. L’argent n’est pas là pour les enrichir, il est devenu une arme de destruction massive qui leur permet de tout attaquer : la démocratie, la politique, les corps, les ressources naturelles, le monde du travail. Ils mènent une véritable guerre de classe.
Emmanuel Macron est jeune et n’a jamais été élu. Peut-il incarner un renouveau de la vie politique ?
Michel Pinçon : Il peut surtout aggraver les choses. Il est habile pour faire oublier qu’il a travaillé à la banque d’affaires Rothschild, mais il reste un partisan ferme du libéralisme, modèle économique qui tend à faire entrer les secteurs sociaux dans la sphère marchande.
Beaucoup de ses anciens camarades de la promotion Senghor de l’ENA, sortie en 2004, occupent de hauts postes à responsabilités. Comment l’analyser ?
M. P.-C. : Ce n’est pas nouveau. C’est ainsi depuis que l’ENA existe. L’école a été créée en 1945 précisément pour assurer la polyvalence du pouvoir. Les élites passent par le même moule et sont capables d’intervenir aussi bien dans l’agriculture que dans l’éducation, la banque, etc. Le fait qu’ils soient camarades de classe crée par ailleurs des solidarités et leur apporte un précieux carnet d’adresses.
Pourquoi le corps des inspecteurs des finances, auquel appartenait Emmanuel Macron, est-il si prisé des meilleurs élèves de l’ENA ? Pourquoi est-il un vivier de recrutement pour les grandes entreprises financiarisées ?
M. P.-C. : Parce que les Finances, c’est le nerf de la guerre. Dans la hiérarchie des ministères, Bercy occupe une place bien plus élevée que l’Éducation nationale, la Culture ou la Santé. C’est un corps où Emmanuel Macron a consolidé un carnet d’adresses déjà bien solide, sous la direction de Jean-Pierre Jouyet. C’est très naturellement qu’il a ensuite été aiguillé chez Rothschild, où il a « fait du fric ». Il avait le statut très prestigieux d’associé-gérant et travaillait dans le service des fusions-acquisitions, où il a accumulé deux millions d’euros de fortune personnelle. On nous dit qu’il est philosophe, mais je vois surtout quelqu’un qui est près de ses sous et cherche à vendre le plus cher possible pour empocher des commissions.
Le « pantouflage », c’est-à-dire le départ de hauts fonctionnaires dans le privé, pose-t-il un problème ?
M. P.-C. : Du point de vue de l’oligarchie, cela ne pose aucun problème, comme tout conflit d’intérêts, d’ailleurs. Dans les beaux quartiers, à Bercy et dans les banques, on recherche toujours la synthèse des intérêts de l’oligarchie. De ce point de vue, Macron est parfait.
On sait que le banquier Bernard Mourad [ancien n° 2 d’Altice (SFR-Numéricable, Libération, BFMTV… NDLR)] fait partie de l’équipe de direction d’En Marche !. Son frère, Jean-Jacques Mourad, qui travaille aux laboratoires Servier comme lobbyiste, était responsable du pôle santé d’Emmanuel Macron. Il a été obligé de démissionner, mais uniquement parce qu’une association s’est aperçue que cet homme se baladait à travers le monde pour faire la promotion des produits Servier et qu’on retrouvait dans le programme de Macron des copier-coller de ses interventions. Cet exemple montre que le conflit d’intérêts n’est pas du tout un problème pour les représentants de l’oligarchie. La séparation des pouvoirs n’existe pas.
M. P. : Ces hauts fonctionnaires composent une classe consciente d’être privilégiée et qui détient le pouvoir. Beaucoup bénéficient en plus d’une « immortalité symbolique ». Ils sont « fils ou fille de » et « père ou mère de ». Ces lignées renforcent le groupe, car elles créent une solidarité entre les générations, en plus de la solidarité entre gens du même milieu.
M. P.-C. : Pour les autres classes sociales, on valorise la désaffiliation, l’individualisme, la liberté négative. Tandis qu’eux fonctionnent dans le collectivisme et une forme de communisme d’une classe sociale dominante mobilisée pour la défense de ses intérêts, dans le partage et des solidarités profondes.
Est-ce aussi ce que révèlent les affaires Fillon ?
M. P.-C. : C’en est une illustration parfaite. Mais cela n’apparaît pas dans les explications des grands médias. Comment est-il possible que la loi permette aux députés d’utiliser l’enveloppe de rémunération des assistants parlementaires pour en faire bénéficier leur femme ? C’est une espèce de résurgence de l’Ancien régime. Cela devrait être supprimé.
Avez-vous été surpris d’apprendre que François Fillon recevait des cadeaux de millionnaires ?
M. P. : Non. Tous bénéficient de cadeaux de proches. Comme lorsque Nicolas Sarkozy était parti en vacances sur le yacht de Vincent Bolloré.
M. P.-C. : Toutes les « casseroles » de Nicolas Sarkozy, Patrick Balkany, François Fillon, etc. sont en réalité bien plus graves que des « casseroles ». C’est une corruption de classe, voire une prédation. Ils captent toutes les richesses et tous les pouvoirs pour leur seul profit, leur seule famille, leur seule classe sociale. Ils sont en train de construire un fossé gigantesque entre eux et les classes moyennes et populaires.
Le clan Le Pen fait-il selon vous partie de cette classe sociale ?
M. C. : Il y a une extériorité du FN par rapport au monde politique. Jean-Marie Le Pen a fondé son parti pour lutter contre le peuple algérien et conserver l’Algérie française. Il y a ce point de différence avec la bourgeoisie : le FN s’est dressé contre le pouvoir en place et il continue aujourd’hui de le faire.
M. P.-C. : Je compléterais en disant que le FN fait tout de même partie de l’oligarchie. Jean-Marie Le Pen a été mis en exergue par François Mitterrand de façon contrôlée et explicite, avec des intentions politiciennes. Tous les enfants de la dynastie Le Pen ont grandi dans les beaux quartiers et possèdent des biens immobiliers, même s’ils sous-évaluent leur patrimoine. On a retrouvé beaucoup de membres du Front national dans les Panama Papers [révélant un vaste système d’évasion fiscale, NDLR]. Marine Le Pen a un discours emprunté à l’extrême gauche, mais elle fait en réalité le jeu de l’oligarchie en refusant par exemple de voter au Parlement européen pour une commission qui traquerait l’évasion fiscale. Tous les eurodéputés de FN ont voté pour le secret des affaires.
Nous avons aussi montré dans notre ouvrage Sociologie de la bourgeoisie [La Découverte, NDLR],que le Front national était composé de nombreux nobles. Je pense que, pour l’oligarchie, ce qui est en jeu avec la montée du FN, c’est l’écrasement de la critique de gauche. Cette contestation de fond du néolibéralisme comme catastrophe intellectuelle, ils veulent l’anéantir. Ce sera le job du Front national.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot viennent de publier Les Prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir, Textuel, 63 p., 8 euros.