Marie José Mondzain : Penser à la racine

Dans Confiscation, Marie José Mondzain défend une conception de la radicalité valorisant l’énergie créatrice et la liberté d’action politique.

Christophe Kantcheff  • 26 avril 2017 abonné·es
Marie José Mondzain : Penser à la racine
© photo : BERTRAND GUAY/AFP

En exergue, cette phrase de Ludwig Wittgenstein : « Il faut parfois retirer de la langue une expression et la donner à nettoyer pour pouvoir ensuite la remettre en circulation. » L’espace d’un livre, la philosophe Marie José Mondzain a retiré de la circulation le mot « radicalité » pour lui redonner une nouvelle vigueur politique et philosophique. On sait ce que le combat dans la langue a d’essentiel. Marie José Mondzain remonte à Thucydide, le premier à constater les torsions de sens subies par les mots en temps de guerre, et rappelle le travail du philologue Victor Klemperer sur la langue du Troisième Reich, « forme active de sa résistance au pire ».

Confiscation porte ce sous-titre : « Des mots, des images et du temps », parce que ces trois domaines sont inextricablement liés. Comme le souligne l’auteure : « La surexposition du visible, l’accélération des flux visuels, le champ sonore assourdissant sont les outils quotidiens des nouvelles dictatures. » Et d’ajouter : « L’exténuation de nos capacités sensitives produit un épuisement des ressources critiques. » La répétition à l’envi d’un mot dans une seule acception également, celle-ci devenant « naturelle » alors qu’elle est dénaturée.

Tel est l’usage du vocable « radicalisé » à propos de celui ou de celle qui est mû par une idéologie religieuse fondamentaliste, l’islamisme, et a rejoint les rangs du jihad (ou est sur le point de le faire). Une conception hautement contestable. Pour quelle raison un seul monothéisme serait-il concerné par le terrorisme ? Marie José Mondzain signale à juste titre que les violences des intégristes chrétiens ou juifs perdurent. Mais, surtout, elle souligne qu’on désigne ici « l’effet d’un endoctrinement progressif demandant la soumission à des règles qui ont valeur de lois et touchent les domaines les plus pratiques et les gestes les plus banals de la vie quotidienne ». Or, la radicalité, synonyme de « liberté inventive et généreuse », en est l’exact contraire. Loin de toute obéissance aveugle ou de tout conformisme délétère, son énergie est « créatrice et révolutionnaire ».

Confiscation en est la vive démonstration, sans aucune concession. Illustrant elle-même le propos qu’elle défend, Marie José Mondzain n’hésite pas à mettre à bas les idées consensuelles, celles qui rassurent. D’où une forme souvent incisive et des formules piquantes, comme « La culture a horreur du choc », à propos de cet « oxymore irrecevable » : le « choc des cultures ».

Confiscation porte loin également l’analyse des méfaits du système économique qui domine le monde : « Il faut cesser de voir les convertis à la terreur comme des barbares, des monstres ou des fous. Ils incarnent la misère profonde de l’imaginaire collectif que le capitalisme ne cesse de tarir. »

Parmi ses pages les plus décapantes : celles qui dénoncent l’inefficacité programmée de la volonté de déradicaliser, notamment les jeunes. « La confiscation de la radicalité est la pire mutilation qu’on puisse imposer à une jeunesse qui veut donner du sens à ses actions », écrit l’auteure. Selon elle, plutôt que chercher à anesthésier, ou à désintoxiquer, à la manière d’« une cellule d’urgentistes […] prétendant savoir en quoi consiste pour tous la santé du corps et de l’esprit », il serait préférable de préserver l’énergie qui se lève contre les horizons fermés et de « créer ensemble la scène sensible et patiente où chacun peut faire la preuve de sa capacité critique et de sa puissance créative ».

On est là au cœur de la proposition de Marie José Mondzain. La rencontre est indissociable de la radicalité, libératrice d’imaginaire et de possibles. D’où l’importance qu’elle donne à la reconquête de la rue comme authentique espace public – Nuit debout n’est pas cité, mais on peut y songer – ainsi qu’à la notion d’hospitalité, qui rejette cette conception binaire séparant victimes et bourreaux. « Seule l’hospitalité met en œuvre la possibilité de l’alliance avec ce qui d’abord se présente comme une menace. » Nul angélisme ici. La radicalité est un effort permanent, tandis que déclarer l’état de guerre, en l’occurrence, est un lâche soulagement de la pensée.

Dans le parcours intellectuel que Marie José Mondzain déploie pour préciser les contours de la radicalité qu’elle prône – « figure de la dignité de la pensée et de la liberté d’agir au cœur de la vie politique » –, certains auteurs l’aident davantage que d’autres. Tout en saluant son talent, elle renvoie ainsi plaisamment la très en vogue Chantal Mouffe à une « terreur sournoise et inavouée » que lui inspirerait « la véritable radicalité créatrice, inhérente à tout changement ». En revanche, elle éclaire avec Jacques Rancière, Emmanuel Levinas ou Cornelius Castoriadis, travaillant sur Platon, ce qui se joue entre les images et le temps, le visible et l’invisible, pour établir cette « zone » nécessaire et « inassignable » de l’imaginaire et de l’invention.

Marie José Mondzain fait aussi son miel de l’œuvre ou de la parole d’artistes – dont le rôle est crucial dans l’émergence d’une radicalité partagée – et consacre de belles pages à Fernand Deligny, qui « a fait œuvre de thérapeute, en politique et en poète, dans sa rencontre avec les enfants autistes ». Auteur de textes et de ce film extraordinaire, Le Moindre Geste, Deligny a mené une réflexion sur l’humanité à travers son travail avec les autistes. Ce faisant, il compte parmi ceux qui inspirent puissamment la radicalité que Marie José Mondzain appelle de ses vœux, dans cet essai libre et vigoureux.

Confiscation. Des mots, des images et du temps, Marie José Mondzain, Les Liens qui libèrent, 214 p., 18,50 euros.

Littérature
Temps de lecture : 5 minutes