Mélenchon : Et s’il arrivait au second tour ?
De la Seine-Saint-Denis à la Canebière, Jean-Luc Mélenchon fédère des électeurs nombreux et hétéroclites qui pourraient – qui sait ? – créer la surprise à l’élection.
dans l’hebdo N° 1449 Acheter ce numéro
Ce samedi matin, un ciel d’azur s’élève au-dessus du marché de Pantin. Une place carrée encerclée par des barres d’immeubles, où petites mamies, jeunes actifs lookés, prolos et poussettes se croisent et se toisent. Dans cette ancienne cité ouvrière de Seine-Saint-Denis où la boboïsation guette – Paris est à deux stations de métro –, la mairie est acquise au PS tendance Valls. Le marché, en revanche, fait l’objet d’une lutte perlée entre militants de gauche. À deux semaines du premier tour, il faut à tout prix convaincre ce microcosme très stratégique. Communistes d’un côté, NPA et Lutte ouvrière de l’autre. Dans un coin, quelques hamonistes tendent des tracts, l’air peu convaincu. À l’autre bout, une demi-douzaine d’insoumis ont monté un chapiteau brinquebalant, avec un écran dessous, pour une retransmission du discours prononcé le 18 mars par Jean-Luc Mélenchon place de la République, à Paris. Rien ne fonctionne. Mais pas de quoi entamer le moral des troupes.
Galvanisé par les bons sondages, lesquels placent désormais son candidat au coude à coude avec Fillon, le sémillant Éric, badge « Keep calm and vote Mélenchon » épinglé au blouson, prend les paris : « Vous verrez, ce sera Mélenchon n° 1, puis Le Pen, Fillon, et Macron quatrième ». Pour ce journaliste, qui travaille dans une revue associative à Aubervilliers, pas de doute, le printemps sera digne d’un film de Chris Marker : révolutionnaire et joyeux. « Ce sera une synthèse de 1936, 1945 et 1968 », prédit-il avec emphase. Pour preuve, les klaxons d’encouragement quand il fait du collage : « Pantin est un village : l’enthousiasme, je le sens comme jamais ».
Sur le marché, c’est un peu moins évident. Un monsieur préfère « une France soumise, comme [sa] femme ». Une sexagénaire hésite à s’abstenir plutôt que « de faire un vote de colère ». « Qu’est-ce qui vous intéresse ?, lui demande Éric. Prenez donc notre livret thématique sur les retraites… » Une vente du programme « L’avenir en commun » plus tard, il se retourne, sourire accroché aux oreilles, persuadé d’avoir ferré une future votante.
Il y en a d’autres. Couvre-chef sur la tête, le vendeur des produits du terroir du Lot et de l’Aveyron sort de sa travée : il a voté deux fois Hollande en 2012, mais cette fois ce sera « Méluche ». Même sa vieille mère est convaincue – c’est dire ! Enthousiasme palpable également pour ce jeune quadra au sweat-shirt « I love la Goutte d’or », qui vient réclamer son tract. Même les barbus dans leur vieille Peugeot lèvent le pouce en apercevant le stand. « Il ne faut pas croire, pointe Claudio, insoumis montreuillois d’origine chilienne, les sociétés sud-américaines n’étaient pas plus à gauche que la France quand Allende ou Chavez ont gagné les élections. »
« La campagne, c’est le plus facile »
Il se passe quelque chose. À Pantin comme ailleurs. Depuis le débat du 20 mars, la campagne de Jean-Luc Mélenchon a pris une autre tournure. Il y a les sondages, bien sûr. Qui le placent désormais dans un mouchoir de poche avec Le Pen, Fillon et Macron, tous aux alentours de 20 % d’intentions de vote. « Le nombre d’indécis est inhabituellement élevé dans cette campagne : il y a ceux qui hésitent à aller voter et ceux qui hésitent entre les trois candidats de gauche [Hamon, Mélenchon et Macron, NDLR]_. Tout cela peut provoquer des surprises_, confirme Anne Jadot, maître de conférences en science politique à l’université de Lorraine. Mais, ce que l’on peut observer, ce sont les dynamiques, et la montée de Jean-Luc Mélenchon est réelle. Elle peut même conduire, c’est une possibilité encore ténue, à un “effet cliquet” » rendant impossible une redescente sondagière.
Mieux : la prophétie auto-réalisatrice semble enclenchée. Meilleurs sont les sondages, plus Mélenchon apparaît comme le vote utile, et plus il rassemble. Exit Benoît Hamon, loin derrière. Depuis qu’il peut rivaliser avec Macron, « Mélenchon n’est plus seulement un vote de conviction, dans la tête des gens, il devient une alternative concrète », explique Anne Jadot.
Chez les proches du candidat, on blague sur les « bons horoscopes », ça n’empêche pas d’y croire. Manuel Bompard, le directeur de campagne, se force toutefois à garder la tête froide. Il n’a pas oublié qu’en 2012 tout le monde était tombé de haut : la différence entre les derniers sondages et le résultat du premier tour accusait une différence de près de six points. Sauf que 2017 n’est pas 2012. Plus de François Hollande pour capter les voix au dernier moment. « Cette fois, les appareils se décomposent, ça change tout », estime Éric Coquerel, du Parti de gauche.
Il y a aussi des indicateurs tangibles : les signatures sur jlm2017.fr, au nombre de 380 000, et « ça n’arrête pas », souligne Manuel Bompard ; ces salles de meeting remplies par des milliers de personnes – « et pas que par des convaincus », précise Éric Coquerel ; ces discours retransmis en direct sur Internet et vus par 17 000 internautes à la fois. Les dons, eux aussi, affluent – des petites sommes, comme pour Obama en 2008 ou Bernie Sanders l’an dernier, ce qui laisse présager une forte mobilisation populaire. Manuel Bompard annonce 2,5 millions d’euros récoltés, « une belle hausse, et 150 000 euros par semaine en ce moment ». « D’expérience militante, je n’avais jamais vu une telle dynamique, assure Danielle Simonnet, porte-parole du Parti de gauche. Il y a une créativité militante, un foisonnement qui vient de la base, ce qui signifie que cette campagne est déjà en elle-même un outil d’émancipation. »
Et c’est vrai que la mobilisation s’exerce tous azimuts. Le réseau des groupes locaux d’insoumis, qui se forment via Internet ou par bouche-à-oreille sans qu’un « organe central » sache vraiment ce qu’il s’y passe, est une ressource inépuisable d’énergies et d’idées nouvelles. Dernier exemple en date : le jeu vidéo « Fiskal combat », créé spontanément par un petit groupe d’insoumis, où un Mélenchon pixélisé secoue ceux qu’il appelle « l’oligarchie » – Cahuzac, Sarkozy, Juncker…
Cette semaine, les huit caravanes chargées de sillonner le pays pour aller convaincre les indécis, notamment dans les quartiers populaires, devraient redoubler d’efforts pour attendre l’objectif de 105 étapes avant le 23 avril. Est lancée une Web radio émettant une heure le matin et deux heures le soir. Sans oublier les marchés, les porte-à-porte, le Mélenphone, une plateforme où l’on peut se former au phoning… Bref, il y en a pour tous les goûts. Et dans tous les coins. Le 18 avril, ce n’est plus un meeting en hologramme qui aura lieu, mais six ! De Clermont à La Réunion, Mélenchon se démultipliera.
Sur le marché de Pantin, Pierre, écrivain public et ex-communiste, un paquet de tracts dans les mains, estime que la clé de la campagne, c’est de « faire de la politique sans s’encarter ». À côté de lui, un autre Pierre, qui travaille au conseil général du 93, ne sous-estime pas le poids de la personnalisation : « Mélenchon, c’est notre force et notre faiblesse. On est derrière un mec qui a un charisme de dingue et une culture qui le place clairement au-dessus de la mêlée. Mais il ne fait que passer, alors il faut qu’on soit moins dépendant de lui. Tout ne peut pas reposer sur un homme. » Puis, dans un sourire : « La campagne, c’est le plus facile, c’est ensuite que les ennuis vont commencer ».
Drapeaux français
Car, si Jean-Luc Mélenchon accède aux responsabilités, il faudra bien mettre d’accord tous ces électeurs. Et il n’y a qu’à aller écouter la foule bigarrée qui se presse (70 000 personnes, selon les organisateurs) ce dimanche sur le Vieux-Port de Marseille, où le candidat tient meeting, pour comprendre que ce ne sera pas si simple – un peu comme le « non » au traité constitutionnel de 2005, qui avait fédéré tous les mécontentements.
Certes, le programme « L’avenir en commun » est une référence incontournable. N’empêche, sur la Canebière, on trouve de tout. Ex-hollandais, communistes, complotistes, « rien-du-toutistes », indécis, europhobes, europhiles, écolos, mélenchonistes de la première heure, simples curieux, et même (au moins) un filloniste… Une vraie timbale de couleurs et de motivations que les drapeaux français, distribués par le staff de la France insoumise pour donner l’illusion d’une certaine cohérence républicaine à cet ensemble hétéroclite, ne parviennent pas à effacer.
Il y a ainsi Benoît, 30 ans, qui a voté -Sarkozy en 2007, s’est abstenu en 2012 et a (re)découvert Mélenchon via sa chaîne YouTube l’an dernier. Il est venu de Toulon voir son mentor en chair et en os, avec sa sœur, Rose. Toute à la fraîcheur de ses 20 ans, celle-ci se rend pour la première fois à un meeting, « comme ça, pour apprendre », et votera Mélenchon car « c’est le seul qui s’intéresse à la cause -animale ».
Sous le soleil, la sono crache un morceau de Zebda (Y a pas d’arrangement). Pas facile d’entendre ces deux quinquagénaires venus du Vaucluse, terre de Marion Maréchal-Le Pen. Ils ne sont « pas de gauche », mais comptent bien rejoindre les insoumis de leur commune. À côté, un petit groupe, muni de drapeaux et de banderoles, est venu de Nîmes. De la culture communiste qui régnait naguère dans la « Rome française », il ne reste plus grand-chose. Là aussi, le FN a fait son nid. Isabelle est assistante sociale et voue une haine féroce aux socialistes « qui nous ont trahis ». Bruno, professeur de collège, pense que « Mélenchon au deuxième tour est un enjeu de civilisation. Enfin, grâce à lui, la gauche est redevenue la gauche ». Juliette, 19 ans, étudiante en histoire de l’art, soutenait Hamon. Mais, depuis que les courbes sondagières se sont croisées, ce sera Mélenchon, et un « changement d’ère ».
Postée au milieu de la foule, la caravane insoumise, qui vend les produits dérivés, est assaillie d’acheteurs. Mugs, badges, carnets, sacs, gobelets… Les tee-shirts à 12 euros, où il est inscrit qu’« on ne peut être heureux dans un océan de malheur », s’arrachent comme des petits pains. Panier moyen : 14 euros, estime l’un des insoumis derrière le stand.
Saïd est assis sur une rambarde avec son épouse, voile sur les cheveux, et deux grands enfants. Lui est un objet politique non identifié. Entrepreneur marseillais né en 1968, il hésite entre Fillon et Mélenchon. Il attend le « déclic ». On ne saura pas si le discours de Mélenchon quelques minutes plus tard, dos à la « mer violette » chère à Homère, aura eu raison de ses hésitations.