Turquie : « En cas de victoire, il y a un risque de dictature »

Économiste et politiste turc, Ahmet Insel analyse les enjeux du référendum voulu par Erdogan pour instituer un régime présidentiel.

Olivier Doubre  • 12 avril 2017 abonné·es
Turquie : « En cas de victoire, il y a un risque de dictature »
© photo : Boris Roessler/DPA/AFP

Professeur émérite à l’université de Galatasaray (Istanbul), Ahmet Insel est chroniqueur au journal d’opposition Cumhuriyet – dont plusieurs journalistes sont poursuivis en justice par la pouvoir (voir ci-dessous). Si le « oui » l’emporte au référendum du 16 avril pour instaurer un régime présidentiel, Recep Tayyip Erdogan concentrera tous les pouvoirs entre ses mains. Avec des conséquences à long terme pour une démocratie turque déjà fortement abîmée.

Pouvez-vous faire un pronostic du résultat du référendum constitutionnel du 16 avril en Turquie ? Comment se divisent les forces politiques turques sur cette consultation ?

Ahmet Insel : À quelques jours de ce référendum, son résultat est totalement indéterminé. C’est d’ailleurs une situation surprenante puisque, lorsqu’il a relancé le projet de régime présidentiel, avec le soutien inattendu, en septembre dernier, du chef du parti d’extrême droite ultranationaliste MHP, Recep Tayyip Erdogan pensait que l’addition des voix de son parti, l’AKP, et de celles du MHP lui permettrait d’atteindre facilement entre 58 % et 60 %. Or, aujourd’hui, certains sondages d’opinion donnent une victoire du « oui » avec 1 % d’avance, d’autres celle du « non » avec le même point d’écart.

Cumhuriyet, le journal sans cesse inquiété

Ahmet Insel vit surtout à Paris, où il collabore pour le grand journal d’opposition Cumhuriyet. Dans le viseur du pouvoir depuis de nombreuses années, le journal a subi la vague de répression ordonnée par Erdogan après la tentative de coup d’État avortée de juillet 2016. Une dizaine de journalistes sont ainsi poursuivis en justice.

L’acte d’accusation, « littéralement kafkaïen » selon Ahmet Insel, a été déposé par le procureur il y a quelques jours. S’il n’est pas personnellement inquiété, le politologue souligne que « d’autres personnes dans sa situation le sont régulièrement et que la Turquie n’est pas un régime d’État de droit mais d’arbitraire ». Et d’admettre, à la fin de notre entretien : « Je suis bien à Paris pour l’instant… »

Le résultat paraît donc à ce jour imprévisible, et c’est sans doute la participation qui décidera de son issue. Si celle-ci est élevée, comme aux élections législatives de novembre 2016 avec plus de 85 % de votants, on peut penser que le « non » risque de l’emporter, car une partie importante des indécis auraient plutôt tendance à se déplacer pour s’opposer à l’AKP et au MHP. Quant aux autres partis, comme le CHP (gauche laïque kémaliste) ou le HDP pro-kurde, leurs électorats sont massivement décidés à voter « non ». C’est aussi les possibles défaillances au sein de la base du parti d’extrême droite MHP et les hésitations d’une petite partie des électeurs de l’AKP qui vont décider de la victoire du « oui » au référendum.

Les forces en présence sont donc peu ou prou celles qui se faisaient face lors des dernières législatives…

Absolument. Cependant, alors qu’Erdogan, à la tête de l’AKP, essaie d’instaurer un régime présidentiel depuis près de quatre ans, ses tentatives de révisions constitutionnelles au Parlement, qui nécessitent une majorité qualifiée, ont toutes échoué. En effet, les trois autres partis (HDP, CHP et MHP) étaient tous vigoureusement contre cette modification de régime. Mais, après le coup d’État raté de juillet dernier, le chef du MHP a brutalement changé de position. Pour autant, la base de ce parti et ses organisations locales ne suivent pas leur chef et continuent d’être en faveur de la position initiale du parti, à savoir un régime parlementaire.

Cette situation indéterminée pour Erdogan explique beaucoup sa nervosité vis-à-vis de l’opposition de gauche ou pro-kurde, qu’il qualifie de « traîtres à la patrie » et d’« agents du terrorisme », ou à l’endroit de l’Union européenne, laquelle ne le soutient pas dans ce projet.

La volonté du pouvoir de mobiliser la diaspora turque en Europe s’explique-t-elle par ce risque d’échec au référendum pour Erdogan ?

Certainement. La diaspora est plutôt favorable à Erdogan, puisqu’elle a majoritairement voté pour l’AKP aux dernières législatives. Dans une élection où toutes les voix comptent, le million de voix attendu de ce côté-là est très important. C’est une possibilité de renversement du résultat final.

Dans votre dernier livre, vous qualifiez son exercice du pouvoir d’« autoritarisme exacerbé aux allures de dictature ». Une victoire pour Erdogan à ce référendum ferait donc qu’il n’y aurait plus aucune barrière à une dictature totale…

Bien sûr. En cas de victoire du « oui », j’utiliserai le terme d’autocratie élective s’il maintient malgré tout des consultations démocratiques. Mais il n’est pas à exclure qu’il aille encore plus loin et interdise ensuite les partis d’opposition, plongeant alors dans une dictature pure et simple.

En ce qui concerne l’épineuse question des Kurdes, Quelle conséquence aurait une victoire du « oui » pour cette population ?

Il est difficile de faire des pronostics en la matière, notamment parce que la question kurde ne se décide pas qu’en Turquie, mais aussi en Syrie ou en Irak. La Turquie, aujourd’hui, a perdu le contrôle de la question. En tout cas, si le « oui » l’emporte, Erdogan, ayant tous les pouvoirs entre les mains, essaiera peut-être de redonner un peu de reconnaissance aux Kurdes pour tenter de pacifier cette partie de la Turquie, comme il l’a fait par le passé, en jouant notamment sur le caractère sunnite de cette population. Toutefois, il est tenu par les élections de 2019. Et, s’il fait des concessions du côté des Kurdes, il perd le soutien de l’extrême droite ultranationaliste du MHP. Inversement, s’il conserve le soutien du MHP, il n’aura aucun appui du côté kurde. Or, ces deux parties sont à peu près électoralement équivalentes. Je crois donc qu’Erdogan est assez coincé sur ce plan-là. D’où ses allers-retours, d’abord séducteur puis ultra-répressif, vis-à-vis des revendications kurdes.

Si le référendum est approuvé, cela encouragera-t-il Erdogan à poursuivre dans son alliance relativement nouvelle avec la Russie, et dans une moindre mesure avec la Syrie, donc à s’éloigner encore plus de l’UE et de l’Otan ?

Il y a en effet avec la Russie une nouvelle alliance qui est en réalité un retour à la situation antérieure, puisque la Turquie entretenait de très bonnes relations avec Moscou jusqu’en septembre 2015 et l’intervention militaire russe en Syrie aux côtés de Bachar Al-Assad. Le fait que l’armée turque ait abattu deux mois après un chasseur russe a amené la Russie à interrompre toutes relations diplomatiques, commerciales et touristiques avec la Turquie. Ces relations ont repris en juin 2016 avec des excuses d’Erdogan – et probablement quelques dessous-de-table en espèces. Mais le plus marquant est que, entre-temps, les relations avec les membres de l’Otan se sont fortement détériorées, notamment avec les États-Unis, qui soutiennent les Kurdes en Syrie, ce qui, pour les Turcs, est une trahison des engagements américains dans l’Otan. Quant à l’Union européenne, les relations avec elle sont devenues exécrables.

Tout cela donne l’impression d’un rapprochement avec les Russes, mais, selon moi, il est en trompe-l’œil. En revanche, Poutine fait tout pour pousser à cet éloignement entre la Turquie et l’Occident, et particulièrement avec l’Otan, pour le fragiliser.

Que se passerait-il si le « non » l’emportait le 16 avril ?

Si le « non » gagne, je crois qu’il n’y aura pas de grands changements à court terme. Erdogan ne va pas démissionner, ce n’est pas De Gaulle en 1969 ! Ni son gouvernement, qui dispose d’une large majorité parlementaire. Cependant, cela constituerait un refus symboliquement important : il ne pourrait pas se prévaloir de la volonté nationale. À partir de là, nous ne pouvons pas savoir quelle sera sa réaction. S’engagera-t-il, par ressentiment, vers encore plus de violence à l’égard de l’opposition kurde, de l’opposition de gauche et d’autres ? On le verrait de toute façon agir en tant que perdant…

En outre, il est possible que l’on assiste au sein de l’AKP, et plus encore chez son allié ultranationaliste, le MHP, à une vraie fronde. Ce qui permettrait de voir émerger à droite une nouvelle formation conservatrice. Or, si l’on veut que la Turquie revienne à une situation un peu plus démocratique, la cassure de cet énorme bloc (représentant entre 45 % et 50 % de l’électorat) qui s’est constitué autour d’Erdogan serait, selon moi, capitale. S’il existe un parti de droite alternatif issu de frondeurs de l’AKP et du MHP, nous pouvons espérer qu’Erdogan ne dispose plus d’une majorité aussi large et que l’opposition ait une formation avec qui dialoguer à droite, avec la possibilité de créer des alliances ou des coalitions dans l’avenir.

Ahmet Insel Auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte poche, 2017 (1re éd. 2015).

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Publié dans le dossier
Turquie : Le coup de force d’Erdogan
Temps de lecture : 7 minutes

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