Bernhard dans le sang

En adaptant deux romans autobiographiques de l’auteur autrichien, Claude Duparfait dit avec force la naissance d’une insoumission.

Anaïs Heluin  • 24 mai 2017 abonné·es
Bernhard dans le sang
© PHOTO : Jean-Louis Fernandez

Rester vivant. Vibrant dans son refus de l’ordre établi. Si, de livre en livre, il n’a de cesse d’écrire tout le mal qu’il pense de son Autriche et de ses contemporains, Thomas Bernhard n’a pas d’autre but. Sinon, peut-être, celui de susciter le réveil de quelques-uns, à défaut de désengourdir toute une nation.

En s’emparant librement de L’Origine et de La Cave, les deux premiers de cinq livres autobiographiques écrits en 1975 et 1982, Claude Duparfait restitue dans Le froid augmente avec la clarté cette part d’humanisme contrarié. Sans pour autant mettre de côté la misanthropie et la noirceur bien connues de l’auteur, à qui il revient après avoir monté Des arbres à abattre avec Célie Pauthe en 2013.

Claude Duparfait a Bernhard dans les veines autant que dans la tête. Dès la scène d’ouverture interprétée par Florent Pochet, tandis que lui-même se tient derrière un bureau d’écolier, on mesure à quel point les pensées de l’auteur autrichien résonnent avec celles du comédien et metteur en scène. Il y est question d’un « rêve blanc ». D’un songe écrit par Claude Duparfait, où Thomas Bernhard revient voir les hommes après une longue absence et ne rencontre que des visages d’acier.

Inspiré du roman Gel (1963), ce texte installe un cadre onirique idéal pour le portrait polyphonique qui suit. Celui d’un jeune homme aussi complexe que l’annonce l’oxymore du titre, depuis son entrée dans un collège national-socialiste de Salzbourg en 1944 jusqu’à sa décision de tourner le dos à la bourgeoisie dont il est issu pour devenir ouvrier à Scherzhauserfeld. Une cité surnommée « l’enfer ».

Rien sur le plateau n’évoque les rues de la détestée Salzbourg. Sobre et baignée d’une pâle lumière, la scénographie inclinée conçue par Gala Ognibene figure plutôt un paysage mental en construction. Une page plus tout à fait blanche et mal accrochée à sa reliure, que Claude Duparfait parcourt de long en large, l’air parfois de vouloir surligner une phrase. Il est Thomas Bernhard adulte qui voit défiler ses souvenirs d’adolescent et les couche par écrit à la manière expressive d’un acteur de cinéma muet. Cela sans jamais cesser d’être le metteur en scène du spectacle, attentif au jeu de ses quatre comédiens. Soit Florent Pochet, Annie Mercier et Pauline Lorillard, avec qui il partage le rôle du romancier, et Thierry Bosc dans celui du grand-père.

De générations différentes, les comédiens qui incarnent Thomas Bernhard forment un étonnant quatuor qui échappe au temps. Immature et torturé avec Florent Pochet, fougueux avec Pauline Lorillard, qui relate dans un monologue l’arrivée à Scherzhauserfeld, Le froid augmente avec la clarté vire au caustique avec la superbe Annie Mercier.

Déjà interprète de Des arbres à abattre, celle-ci s’empare d’un texte sur la procréation aussi drôle que désespéré. Un joyau brut typique de l’écriture toute en répétitions de Bernhard, où les parents sont décrits comme des êtres irresponsables et criminels, au même titre que les professeurs de son collège, qui passe en 1945 du national-socialisme au catholicisme. Deux « maladies contagieuses », selon Bernhard. « Des maladies mentales et rien d’autre », dont les résonances contemporaines n’ont guère besoin d’être soulignées.

Sur le mur du fond, une croix remplace le portrait d’Hitler sans situer la pièce dans un passé révolu. Vidés de leur contenu, les signes ne font plus que désigner la répétition des mécanismes de manipulation de masse et de la violence d’État. La quête de la marge ou du « sens opposé » dont Claude Duparfait montre les prémices est alors une incitation non seulement à la prudence, mais au renversement de toutes les idoles.

Le froid augmente avec la clarté, Thomas Bernhard, jusqu’au 18 juin, au Théâtre de la Colline, Paris XXe, 01 44 62 52 52, www.colline.fr

Théâtre
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