Harcèlement de rue à Paris : poser les bonnes questions
Des actes contre les femmes insidieusement attribués aux étrangers dans le quartier de La Chapelle ont été l’objet d’un article du Parisien et d’une pétition. Retour sur un traitement stigmatisant qui en rappelle d’autres.
Le quartier de La Chapelle et la rue Pajol à Paris. Dans beaucoup d’esprits, ces lieux sont liés à l’actualité des migrants qui survivent dans les rues de la capitale grâce à la solidarité des habitants du quartier et de quelques associations qui les soutiennent.
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Un article paru dans Le Parisien le 18 mai a fait l’effet d’un boulet de canon : il relaie les plaintes d’autres associations du quartier dénonçant des faits de harcèlement de rue. De quoi induire un rapprochement quasi automatique entre harcèlement et migrants, et, ce faisant, raviver le souvenir et les polémiques qui ont entouré l’affaire dite « de Cologne » en Allemagne.
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À la suite des festivités du 31 décembre 2015, plusieurs dizaines d’Allemandes avaient porté plainte pour agressions sexuelles dans les rues de Cologne, ainsi que de Düsseldorf, Bielefeld et Dortmund dans une moindre mesure. Ces plaintes avaient réactivé des fantasmes racistes sur l’étranger, notamment musulman, qui vient envahir l’Occident et violer des femmes blanches. Les rangs des féministes et défenseurs des droits des femmes s’étaient opportunément démultipliés devant « la menace » qui surgissait précisément au moment où la chancelière allemande, Angela Merkel, ouvrait les portes aux réfugiés arrivant de Syrie.
En France, à la veille des législatives, et au lendemain d’une présidentielle où le Front national s’est hissé au second tour, d’aucuns redoutent un « Cologne bis » en plein cœur de Paris. L’affaire n’est pas non plus sans rappeler celles du quartier de la Villeneuve à Grenoble, face à l’émission d’« Envoyé Spécial » « La Villeneuve, le rêve brisé ». Ou celle de la ville de Saint-Denis confrontée à la Une du Figaro Magazine : « Molenbeek sur Seine : À Saint-Denis, l’islamisme au quotidien. » Dans les deux cas, des habitants conscients et lucides devant les difficultés auxquelles leurs quartiers sont confrontés ont été choqués par la stigmatisation et les amalgames qui naissaient de ces traitements médiatiques. L’article du Parisien s’inscrit dans cette ligne.
L’article du Parisien
Ce sont plusieurs centaines de mètres carrés de bitume abandonnés aux seuls hommes, et où les femmes n’ont plus droit de cité. Cafés, bars et restaurants leur sont interdits. Comme les trottoirs, la station de métro et les squares. Depuis plus d’un an, le quartier Chapelle-Pajol, à Paris (Xe- XVIIIe), a totalement changé de physionomie : des groupes de dizaines d’hommes seuls, vendeurs à la sauvette, dealeurs, migrants et passeurs, tiennent les rues, harcelant les femmes. (Le Parisien, 18 mai)
L’article rassemble des témoignages de femmes qui ont peur de circuler dans ces rues, se sont retrouvées prises dans des flots d’injures ou des bagarres, craignent pour leurs enfants. Il cite aussi une initiative conseillée par Nadine Mezence, adjointe à l’égalité hommes-femmes du maire (PS) du XVIIIe : organiser une marche exploratoire dans tous les lieux où les femmes se sentent « indésirables ». Ce terme, qui caractérise d’ordinaire plutôt ceux qui sont rejetés à la rue, ici utilisé dans un contexte de plainte pour harcèlement, interroge.
La pétition sur la « disparition de l’espèce féminine »
On retrouve ce terme « indésirables », étendu des femmes à leurs enfants dans la pétition d’où l’affaire est partie. Un texte lancé le 15 mai sur les réseaux sociaux et la plateforme Change.org par l’association de quartier SOS La Chapelle pour « les femmes de La Chapelle et leurs ami(e)s » et adressé au président Emmanuel Macron, quelques-uns de ses ministres et la secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, puis la maire de Paris Anne Hidalgo et les maires des XVIIIe et Xe arrondissement, Éric Lejoindre et Rémi Féraud. Son titre : « La Chapelle & Pajol : Les femmes, une espèce en voie de disparition au cœur de Paris » :
ll y a les insultes, dans toutes les langues : “Salope, sale pute, je vais te baiser…” ll y a les vols à la tire, les pickpockets, l’alcoolisme de rue, les crachats, les déchets partout, l’odeur entêtante d’urine. Il y a les trafics qui s’enracinent: êtres humains, drogues, cigarettes, vente à la sauvette, ou encore faux documents. Les employés de ces trafics nous signifient chaque jour que nous sommes indésirables, nous et nos enfants. Désormais la place de la Chapelle, la rue Pajol, la rue Philippe de Girard, la rue Marx Dormoy, la station de métro et le boulevard de la Chapelle sont abandonnés aux seuls hommes : plus une femme, dans les cafés comme la Royale ou le Cyclone. Pas un enfant dans le square Louise de Marillac. Certaines d’entre nous se terrent chez elles.
Là encore, plusieurs expressions laissent perplexe : l’« espèce en voie de disparition », provocation peut-être, mais qui n’en renvoie pas moins au lexique animal. La référence à « toutes les langues » induisant que ce sont plutôt des étrangers qui insultent. La mention aussi de « faux documents » qui renvoient directement à des personnes en situation irrégulière, et ce alors même que l’authentification se fait difficilement par un coup d’œil sur un trottoir.
SOS La Chapelle n’en est pas à sa première pétition. L’association en avait déjà lancé une en novembre 2016, « Sauvons La place de La Chapelle Paris XVIIIe » :
- Pour pouvoir marcher sur le trottoir sans avoir peur, sans avoir l’impression de traverser un marché aux voleurs, où vous risquez à chaque instant d’être dépouillé d’un portable ou d’un portefeuille.
- Pour pouvoir marcher sur le trottoir sans vous voir proposer toutes sortes de marchandises de contrebande.
- Pour pouvoir marcher sur le trottoir sans que vos épouses ni vos filles se fassent insulter ni agresser.
- Pour pouvoir marcher sur le trottoir avec vos enfants l’esprit libre, sans être bousculé, poussé, repoussé, ballotté, agressé physiquement.
- Pour voir les commerçants du quartier exercer leurs activités sereinement sans songer à devoir fermer boutique.
- Pour pouvoir rentrer chez soi sans trembler devant les bandes qui stationnent aux abords de vos immeubles,
Cette fois, les migrants n’étaient pas cités. Et la revendication portait moins sur le droit des femmes à circuler dans la rue que sur le partage de l’espace public.
Vivre ensemble dans l’espace public
« C’est pourtant bien du comment vivre ensemble dans l’espace public qu’il est question au fond, insiste Pedro José Garcia Sanchez, sociologue de l’urbanisme qui vit dans le quartier, a ses enfants scolarisés rue Pajol. Le quartier La Chapelle-Pajol est éprouvé, dans le sens où c’est un quartier qui subit plusieurs épreuves : pauvreté, précarité, deals, vente de rue, gens à la rue. Nous avons vécu des évacuations de campements violentes à Stalingrad et dans les Jardins d’Éole. Les pouvoirs publics ont déjà réagi en menant des opérations de rénovation urbaine à grande échelle : un nouveau centre d’animation flambant neuf, la Halle Pajol, des immeubles rénovés dont profite aussi la classe moyenne. Mais ces travaux dont on peut se réjouir se sont faits sans réflexion véritable sur l’urbanité, soit le partage de l’espace public. Et tous les espaces intersticiels ont été fermés. Ce qui est en complète contradiction avec ce qui s’écrit en sociologie et en anthropologie depuis une trentaine d’années. »
Conséquence, il suffit de sortir du métro La Chapelle ou porte de La Chapelle pour constater : des regroupements d’hommes sur les trottoirs, plus de familles avec enfants dans les squares, qui sont fermés. Et qui dit regroupements très hétéroclites, avec ventes illicites, dit tensions.
« C’est assez pénible, reconnait Hélène, habitante du quartier, mère d’enfants scolarisés rue Pajol et engagée auprès des collectifs de soutien aux migrants. Il m’est arrivé de devoir me réfugier dans un café avec les enfants parce qu’il y avait une bagarre de rue au couteau. Les tensions déjà existantes dans le quartier sont exacerbées par les regroupements. Mais ces regroupements sont provoqués par la gestion de l’espace. En outre, je n’ai jamais été agressée en tant que femme. Ce que je trouve insupportable pour ma part, c’est de devoir enjamber avec les enfants sur le chemin de l’école des corps qui dorment par terre le matin comme tout cet hiver par des températures négatives… Cette misère me heurte bien plus que des regards ou des mots dont je ne souffre pas plus ici qu’ailleurs à Paris. En ce qui concerne les migrants précisément, ceux que je vois lors des petits déjeuners organisés par Quartiers solidaires sont tout à fait courtois. »
Quartiers solidaires, à l’origine un collectif de parents d’élèves de l’école Pajol, devenu une association œuvrant pour l’accueil des réfugiés, confirme :
Quartiers solidaires, à l’origine un collectif de parents d’élèves de l’école Pajol, devenu une association œuvrant pour l’accueil des réfugiés, confirme :
Notre association, avec bien d’autres, distribue chaque jours des petits déjeuners à des hommes, des femmes et parfois des enfants démunis de tout. Ces distributions sont menées en grande partie par des femmes justement, des infirmières, des retraitées, des étudiantes, des avocates, des chômeuses, des musiciennes, des professeures, des mères de familles, des lycéennes, des comptables, des psychologues. Certaines empruntent le métro La Chapelle, d’autres viennent à pied ou en vélo. Et tous les matins nos chemins se croisent pour quelques heures rue Pajol, à deux pas de cette place « interdite ». Jamais sur une période de presque un an, nous n’avons été témoins d’un comportement équivoque ou ressentis un manque de respect vis-à-vis des personnes présentes chaque matin. Au contraire, des liens d’amitié, des relations se nouent chaque jours, en dehors de toutes considérations de genre.
« Quartiers solidaires a su créer et préserver des poches d’hospitalité dans ce croisement de rues », félicite Pedro Jose Garcia Sanchez. Le collectif a d’ailleurs publié un long texte en réaction à la pétition de SOS La Chapelle et de l’article du Parisien. Il s’attache à défaire les amalgames dangereux et poser les vraies questions sans angélisme non plus à l’égard de ceux qu’il soutient.
Il ne s’agit pas de nier une réalité ou de minimiser certains comportements « sexistes » odieux et il faut bien le rappeler illicites. La situation sur ce bout de trottoir est en effet tendue. Que s’est-il passé, qu’est-ce qui a changé ? Il y a eu ces deux dernières années des mouvements de populations importants en Europe et dans le monde. Des hommes, des femmes, des enfants fuyant des zones de conflits devenues des « théâtres d’opérations », en Libye, en Syrie, en Érythrée, au Soudan ou au Darfour mais également en Afghanistan, au Pakistan . Certains arrivent en France, parfois à Paris. Ce quartier a connu deux années de campements récurrents entre la halle Pajol, Éole, Stalingrad, en tout une trentaine d’évacuations et autant de réinstallations. En parallèle d’une approche toujours plus répressive et sécuritaire, et en pleine schizophrénie, nos élus ont tenté une approche plus « humaine », mais la proposition apportée par la mairie de Paris n’est malheureusement pas à la hauteur de l’ampleur de la situation : l’ouverture en octobre dernier des deux centres d’accueil de la capitale ne suffit pas, les places sont trop peu nombreuses, les délais de prises en charges trop long. Alors oui, des réfugiés se trouvent toujours à la rue, installés pour certains rue Pajol. Et oui il y a des odeurs d’urine, des détritus. Pourtant à la portée et relevant des compétences de la municipalité, le minimum n’est pas fait : les associations et les riverains réclament en vain des sanitaires et des containers, des gestes simples, peu onéreux qui permettraient de parer au plus pressé en attendant une politique digne de ce nom. Mais ce qui a surtout changé, ce sont nos rues : les cicatrices laissées dans la ville témoignent d’un rétrécissement sans précédent de l’espace public.
Que font les pouvoirs publics ?
Dans l’article du Parisien, le terme « migrants » apparaît, mêlé aux « vendeurs à la sauvette » et « dealers ». En revanche, l’article précise : « Depuis plus d’un an ». Les dealers et vendeurs à la sauvette sont-ils arrivés récemment dans le quartier, concomitamment à la crise des réfugiés ?
« Des vendeurs à la sauvette se sont en effet déplacés de Barbès, dont ils ont été chassés, à La Chapelle, témoigne Gaëlle, une habitante du quartier, âgée de 44 ans. Notamment parce que les espaces sous le métro aérien ont été grillagés. Mais, d’une part, les regroupements de vendeurs à la sauvette et le deal préexistent à l’arrivée de migrants entre le boulevard de La Chapelle et Pajol. Deuxièmement, le harcèlement de rue est une réalité dans ce quartier mais comme dans nombre de quartiers de Paris comme à Châtelet. Toute étrangère en visite dans la capitale vous le confirmera. Ensuite, dans ce quartier, tout a été fait pour concentrer les regroupements de populations dans les mêmes espaces. Donc sonner l’alerte sur le harcèlement de rue sans dire qu’on accuse directement les migrants est hypocrite. Face à cela, que font les pouvoirs publics ? Ils grillagent, ils coupent les bancs ! Et ils rajoutent des policiers en patrouille. Je les vois de ma fenêtre : s’ils n’interpellent pas directement les hommes sur le trottoir, ils leur demandent de circuler. Les gens qui sont là marchent en permanence, font les cent pas. Ils ne peuvent plus stationner. »
La première réaction de la mairie de Paris, le 19 mai, a en effet été de dépêcher des effectifs policiers sur les lieux :
Le quartier de Pajol fait partie des zones prioritaires. Des situations de harcèlement de rue à l’égard des femmes y ont été constatées. Si les femmes ne sont pas « interdites » de circuler, il existe bel et bien un fort sentiment d’insécurité qu’il convient de résoudre au plus vite. La ville de Paris et la préfecture de police, en lien étroit avec le maire du XVIIIe arrondissement, travaillent, depuis plusieurs semaines, à la mise en œuvre d’un plan d’actions dédié. À court terme, il se traduit par une augmentation importante des contrôles de police, tout au long de la journée, permettant de caractériser et de sanctionner les infractions commises.
La mairie de Paris conclut en citant le préfet Michel Delpuech :
Le renforcement de la présence policière sur la voie publique, initié il y a déjà plusieurs mois pour lutter contre toutes les formes de délinquance constatée, a donné de bons résultats : dix opérations spéciales ont lieu de façon hebdomadaire depuis janvier 2017 et ont permis l’éviction de 27 000 personnes et l’interpellation de 1 161 individus. Cet effort sera poursuivi avec la plus grande détermination et sera prioritairement axé sur le secteur Pajol afin de faire cesser ces actes de discrimination inadmissibles à l’égard des femmes. Des actions renforcées et ciblées de contrôles des commerces viendront en outre compléter ce dispositif et pourront aboutir à des arrêtés de fermeture y compris dans le cadre de l’urgence afin que le quartier puisse retrouver sa physionomie normale.
« Ma femme m’a rapporté une conversation à la sortie de l’école entre deux mères qui reconnaissaient que la tension dans la rue baissait quand les CRS étaient là, et remontait à leur départ, relate Pedro José Garcia Sanchez. Certains habitants se retrouvent pris en tenaille entre leurs convictions – le soutien aux migrants par exemple – et leurs peurs ou leur lassitude. »
Le harcèlement de rue, une « tradition bien française »
« Marre de la pisse, puis-je lire dans la pétition de SOS La Chapelle… Tout le monde est dérangé par les odeurs de pisse ! s’agace Gaëlle. Mais il n’y a pas de sanitaires ! Même provisoires. Il y a quelques années, on manquait de poubelles et on disait que les gens du quartier étaient sales ! Quand les équipements les plus primaires manquent, il ne faut pas s’étonner. C’est un quartier pauvre. Je comprends la lassitude des habitants. On ne peut pas tout leur demander. En même temps, c’est un quartier d’une grande richesse. Ca me dérange qu’on le stigmatise. Je n’ai jamais été agressée personnellement. Et je voudrais bien rappeler une chose, en tant que féminisme : le harcèlement dans la rue, le sexisme dans la rue est une « tradition bien française » !»
Tout le monde n’est pas dupe. Pour preuve : ce communiqué du collectif Les Efrrontées paru ce 25 mai et qui s’étonne de voir soudain des candidats aux législatives LR s’intéresser aux violences faites aux femmes :
Nous ne remercions pas la Présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, d’avoir interrompu le programme de formation des étudiant-es travailleur-ses sociaux sur les violences sexuelles, diminué de plus de la moitié son soutien financier aux actions en faveur de l’égalité femmes-hommes et de 30% le soutien financier de la Région au Centre Hubertine Auclert !
Nous ne remercions pas non plus les groupes LR d’avoir voté systématiquement contre tous les projets de délibération sur le genre et l’espace public au Conseil de Paris ou dans les conseils d’arrondissements qui ont notamment lancé des marches exploratoires contre le harcèlement de rue.
Les Effrontées rappellent par ailleurs que, en France, pays qui ne brille pas par ses campagnes de sensibilisation sur les violences sexistes, 230 femmes sont violées chaque jour en France, 20% harcelées sexuellement au travail, et 100% dans la rue ou les transports en commun.
Les effronté-e-s le confirment, le harcèlement sexiste sévit et jouit d’une quasi-totale impunité dans tous les environnements à forte concentration masculine, les places au soleil, certaines terrasses de cafés, les manifestations syndicales, les partis politiques qui sont souvent des zones d’omerta (…)
Les effronté-e-s restent lucides et incrédules face à cette tentative de stigmatisation des étrangers histoire de dédouaner les hommes blancs et/ou ayant un statut social privilégié.
Pour Pedro José Garcia Sanchez qui a écrit un article sur les apports du cosmopolitisme urbain, l’affaire de la rue Pajol met le cosmopolitisme à l’épreuve. _« En France, que l’on soit de droite ou de gauche, ce sont les réflexes identitaires qui priment. La rue, c’est le théâtre de l’inconnu où l’on se frotte en permanence à ce que l’on ne connaît pas : personnes inconnues, événements inconnus. Cette affaire souligne les limites des logiques identitaires. Tout le monde doit ravaler ses préjugés. »
Ni déni ni angélisme de son côté non plus : « Si j’étais une fille qui devait traverser ces rues situées entre le boulevard de La Chapelle et la rue Pajol, je développerais sûrement des stratégies, des réflexes. Ma mère vénézuélienne de près de 80 ans, qui ne parle pas un mot de français, les contourne quand elle accompagne les enfants à l’école parce qu’elle a senti des regards ou des paroles qu’elle a interprétés comme désagréables à l’égard de la petite notamment, qui est blonde comme les blés. La colère des habitants est légitime. Mais il faut se demander d’où elle vient vraiment, et pourquoi elle surgit maintenant. »
Pour le sociologue, cette affaire a au moins le mérite de mettre sur le devant de la scène le harcèlement de rue, sujet globalement mal pris en compte, l’accueil des réfugiés laissés sans solutions, et le partage de l’espace public. « On sait que les quartiers autour des gares sont des lieux de trafics, de prostitution, de délinquance… Mais de vie aussi ! La Chapelle-Pajol, on est plus loin encore : derrière les gares, derrière les voies ferrées. Quels espaces, quels droits ? »
« Zone de non-droit ! » a tranché la présidente LR de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, accompagnée de sa conseillère LR Île-de-France, Babette de Rozières, candidate aux législatives dans la 17e circonscription, lorsqu’elle s’est rendue dans le quartier Pajol à l’occasion du rassemblement organisé contre le harcèlement de rue le 19 mai.
« À chaque fois que des femmes dénoncent une situation de harcèlement, elles ont raison de le faire », a commenté la secrétaire d’État, Marlène Schiappa qui dit lutter « depuis des années pour la libération de la parole des femmes sur cette question et pour la mise en lumière dans le débat public de la culture du viol et du harcèlement de rue. » Dans son dernier livre, La Parole aux femmes (First éditions), elle évoque le déni de ce qui s’est passé à Cologne, accusant les défenseurs des migrants d’avoir minimisé les agressions sexuelles pour ne pas stigmatiser les réfugiés et, surtout, l’islam.
Cette accusation pointe aussi concernant l’affaire Pajol : les soutiens des migrants seraient-ils prêts à masquer des faits de harcèlements pour éviter qu’on ne les chasse du quartier ? Par ailleurs, les habitants du quartier sont-ils prêts à s’improviser défenseurs du droit des femmes pour chasser les migrants du quartier ?
Les migrants ont bon dos, le droit des femmes aussi. « Tout est beaucoup plus complexe que ce que la pétition laisse entendre, avertit Pedro Jose Garcia Sanchez. J’ai même entendu raconter que des groupes livraient des bouteilles d’alcool aux réfugiés dans la rue. En signe de convivialité ? Pour apaiser leur attente ou pour accroitre encore les risques de tension ? »
Pour Quartiers solidaires, certains « jouent avec le feu» : « Il est pour nous inenvisageable que, comme le propose Valerie Pecresse, “la région Île-de-France finance SOS La Chapelle pour qu’elle puisse salarier des vigiles”. » Des habitants parlent de s’organiser en milices.
Un sujet flotte, jamais abordé, absolument tabou : la misère sexuelle des gens qui vivent à la rue. Des jeunes hommes sur les routes de l’exil, coupés de leurs familles, déstabilisés psychologiquement. Des gens à la rue en général, confrontés à l’hostilité, au manque de respect et à la misère globale.
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