« Ils veulent préserver leur ordre moral »
Pour Daniel Veron, les exemples de censure par l’extrême droite montrent une volonté de mettre l’art au service de sa vision du monde.
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On se souvient que dans les années 1990, à Vitrolles, à Marignane ou encore à Orange, l’extrême droite s’attaquait aux livres et à certains journaux en exerçant la censure dans les bibliothèques (choix des acquisitions, abonnements à certains titres)… Dans ces mêmes années, Jean-Marc Bustamante voyait censurée son exposition par un adjoint au maire de Carpentras, proche de Philippe de Villiers, tandis qu’à Toulon la fontaine du plasticien René Guiffrey était détruite au bulldozer sur ordre du maire FN, Jean-Marie Le Chevallier. Depuis, se sont succédé de multiples actes de censure, au motif d’atteintes aux valeurs familiales, des annulations de concerts contrevenant aux bonnes mœurs, des interventions dans les programmations théâtrales. Co-délégué de l’Observatoire de la liberté de création, créé par la Ligue des droits de l’homme, Daniel Veron rappelle les actes de censure exercés par l’extrême droite, du Front national aux associations proches du parti, qui tentent, sur un mode régressif et réactionnaire, d’imposer une mainmise sur la culture.
Quel est le travail de l’Observatoire de la liberté de création ?
Daniel Veron : Créé en 2003, l’Observatoire, qui rassemble une quinzaine d’organisations, lutte contre la censure, d’où qu’elle vienne, d’un parti, d’élus locaux ou d’associations, sans avoir la prétention de recenser tous les cas de censure en France. Il intervient aussi au niveau législatif et réglementaire pour tenter d’améliorer la liberté de création. Nous intervenons sur la censure des œuvres, quel que soit leur genre, et avons théorisé la distinction entre liberté de création et liberté d’expression, pour tenir compte de la liberté inhérente et nécessaire à l’œuvre, notamment de fiction.
Quels sont, ces dernières années, les cas observés de censure ou de restrictions imposées aux œuvres et aux artistes par l’extrême droite ?
Depuis une quinzaine d’années, devant la justice, le cinéma a été particulièrement visé par l’association mégrétiste Promouvoir. Ainsi, en 2015, Love, de Gaspar Noé, a été interdit aux mineurs par le tribunal administratif de Paris et le film d’Abdellatif Kechiche, la Vie d’Adèle, a été interdit aux moins de 12 ans. Promouvoir dénonce les visas du ministre de la Culture et demande qu’ils soient aggravés en interdictions aux moins de 18 ans, voire en X, pour les films comportant des scènes érotiques ou violentes. Heureusement, les règles de classification des films ont été assouplies par un décret récent, grâce à une intervention de l’Observatoire. Le film de Lucas Belvaux, Chez nous, est un autre cas. Il ne relève pas de la justice mais de la responsabilité de certains élus locaux quand ils sont gérants ou propriétaires d’une salle. Ils se servent de leur droit de regard pour influer sur la (dé)programmation d’un film. C’est arrivé, entre autres, en mars dernier à Luc-en-Provence, où le maire FN a fait déprogrammer Chez nous.
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Si on relève que cette censure est à l’œuvre depuis longtemps, comment s’opère-t-elle ?
Il s’agit pour ces associations extrémistes et généralement ultra-catholiques, comme Promouvoir, Civitas ou Agrif (dirigée par un ex-cadre du FN), de préserver leur ordre moral en prétendant protéger la jeunesse ou la religion catholique. Leurs attaques visent principalement l’art contemporain, le théâtre et le cinéma. La censure préalable n’existe qu’au cinéma. Non sans conséquence : la limitation de diffusion d’un film selon l’âge du public a des répercussions économiques importantes, privant le film de partenaires de diffusion, notamment à la télévision, mais aussi dans les salles qui hésitent à programmer ces films. En dehors du cinéma, leur mode opératoire est, par exemple, celui d’empêcher des représentations théâtrales prétendument blasphématoires, alors que le blasphème est un droit et n’est interdit par aucune loi. En 2011, la pièce de Rodrigo Garcia, Golgota Picnic, jouée au Rond-Point, a été ainsi attaquée par Civitas, tentant d’empêcher les représentations, après avoir, avec d’autres catholiques intégristes, interrompu des représentations de la pièce Sul concetto di volto nel Figlio di Dio, de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville.
Qu’ont-il obtenu ou réussi ?
Dans certains cas, ils ont réussi à empêcher des représentations théâtrales, comme la pièce de Castellucci, ou obtenu l’interdiction de films aux moins de 18 ans, mais c’est surtout sur le fond idéologique, au nom de leurs valeurs et de la protection de la jeunesse, qu’ils avancent. Ils ont des juristes militants qui tentent de trouver les failles de la loi et multiplient les recours. Mais ils ne gagnent pas systématiquement, loin de là !
Entre 2002 et 2017, qu’est-ce qui a changé dans les pratiques de censure ?
Les choses se sont banalisées, on le voit par exemple avec les manifestations contre des œuvres, comme Piss Christ d’Andres Serrano à Avignon. Le climat s’est durci. Le passage à l’acte, le vandalisme ont été encouragés par ces mouvements. Si la loi promulguée à l’été 2016 affirme la liberté de création et ajoute qu’une entrave à la diffusion des œuvres peut être passible de sanctions pénales, nous craignons qu’elle ne suffise pas à endiguer la multiplication des actions de ces associations contre les œuvres.
Qu’est-ce que cela dit du rapport de l’extrême droite à la culture ?
Pour eux, la culture doit être d’abord « patriote ». Il s’agit d’exercer un contrôle des contenus, d’imposer leur vision du monde, au prétexte de développer une prétendue « culture du peuple » contre la prétendue « culture des élites ».
Daniel Veron Co-délégué à l’Observatoire de la liberté de création
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