La nature sensible d’Annie Dillard
Les éditions Christian Bourgois publient en format poche cinq livres de l’auteure américaine. L’occasion de redécouvrir une plume exigeante et contemplative.
dans l’hebdo N° 1453 Acheter ce numéro
L’année dernière, les éditions Christian Bourgois fêtaient leur cinquantième anniversaire. Pour commémorer l’événement, un catalogue remanié fut édité, une soirée spéciale organisée au Théâtre de l’Odéon, à Paris, et, à New York, au service culturel de l’Ambassade de France, une rencontre célébrant Bourgois comme un « passeur de littérature étrangère ».
Passeur de littérature étrangère, l’éditeur le fut effectivement toute sa vie. Au catalogue, Antonio Tabucchi, Roberto Bolaño, Fernando Pessoa et beaucoup d’Américains, de Ginsberg à Kerouac en passant par Laura Kasischke et John Fante.
À New York, nous avions croisé Dominique Bourgois, directrice des éditions depuis 2007. Avec elle, nous avions évoqué les grands moments « américains » de la maison, la découverte de Jim Harrison, la rencontre avec Richard Brautigan, la publication des auteurs de la beat generation, le Prix Nobel de Toni Morrison, la parution d’un essai de Toni Cade Bambara. Évoquant les auteurs, Dominique Bourgois imposait son regard lucide et témoignait d’une connaissance fine des États-Unis et de leur diversité culturelle. Avant que l’on se sépare, elle avait insisté : « Une autre auteure que nous avons publiée, et qui pour moi est un très grand écrivain, est Annie Dillard. C’est une grande styliste. Une œuvre très importante. J’aimerais bien tout ressortir. »
Quelques mois plus tard, c’est désormais (presque) chose faite. Dans sa collection « Titres », Christian Bourgois éditeur publie cinq volumes signés Annie Dillard : Une enfance américaine, récit autobiographique retraçant dans tous ses détails universels la jeunesse de l’auteure à Pittsburg, en Pennsylvanie, au cœur des années 1950 ; En vivant, en écrivant, un essai d’une grande intelligence sur l’écriture et la posture de l’écrivain ; Apprendre à parler à une pierre, un recueil de nouvelles, aller-retour subtil entre essais quasi-scientifiques et contemplation sensible ; deux romans, enfin : Les Vivants, qui suit un groupe de pionniers sur la côte nord-ouest des États-Unis au XIXe siècle, et L’Amour des Maytree, récit de deux vies entremêlées, les relations entre une femme et son mari sur la presqu’île de Cape Cod, dans le Connecticut. Paru en 2007, L’Amour des Maytree, est le dernier livre original publié par Annie Dillard : « J’ai écrit pendant bien quarante ans, explique-t-elle. Il n’y a pas de honte à s’arrêter. » En quatre décennies, Dillard aura expérimenté une multitude de genres. À ceux mentionnés plus haut, ajoutez la poésie et la critique littéraire, et l’auteure sera devenue experte dans la maîtrise d’un thème qui englobe l’ensemble de son œuvre : la nature.
On dit souvent que la carrière littéraire d’Annie Dillard est née d’un accident. Originaire d’une grande ville, la jeune femme est atteinte en 1971 d’une pneumonie qui manque de lui coûter la vie. Elle se réfugie dans les montagnes de Tinker Creek, en Virginie. C’est là qu’elle écrit son premier livre, faisant suite à une thèse consacrée à Walden, de Henry David Thoreau. Pèlerinage à Tinker Creek se veut une réponse à la médiocrité des ouvrages de sciences naturelles que l’écrivain parcourt depuis son enfance. Exploration de la nature environnante, il recevra un succès inattendu, avec à la clé le Prix Pulitzer du meilleur essai. Annie Dillard n’a alors que 29 ans.
Avec ce premier essai, l’auteure entame une longue réflexion sur les relations entre les hommes et les éléments, la communication avec les animaux, l’impact de l’environnement sur le quotidien. Les livres s’ornent de plans qui permettent au lecteur de se situer dans les errances du narrateur et des personnages. Pittsburg dans Une enfance américaine ; Cape Cod dans L’Amour des Maytree, « cette sablonnière minérale exposée aux intempéries », à l’altitude située « à quelques pieds au-dessus du zéro des cartes ». Les lieux, les parcs, les rues sont à jamais ancrés dans sa mémoire. « Quand tout aura disparu de mon esprit […], ce qui restera, je crois, c’est la topologie ; le souvenir rêveur de ce bout de pays tel qu’il s’étend de ci, de-là. »
Dans Les Vivants, l’environnement naturel, à la fois libérateur et étouffant, submerge les personnages parfois jusqu’à la mort, l’un tombé dans un puits, l’autre noyé dans une rivière ou écrasé par des rondins. Dans L’Amour des Maytree, on dort dans le sable des dunes, et, si la mer est parfois absente du récit, elle déborde de l’attitude des personnages, de l’atmosphère en apesanteur du roman.
Lorsqu’elle évoque son travail d’écrivain, Dillard insiste sur les lieux où elle crée, ces cabanes de bois où elle tourne le bureau vers le mur. La vue devient monochrome et l’auteur imagine, palpe les sensations de son environnement. Loin des yeux mais près du nez, de la peau et des esprits.
Dans la sélection des livres réédités, on trouve quantité de descriptions dont la précision est à couper le souffle, des enseignements érudits sur l’histoire des États-Unis aussi. Alors, si l’on devait retenir un livre pour commencer, ce serait peut-être Apprendre à parler à une pierre : une succession de récits courts, des expérimentations stylistiques. En point d’orgue, Une expédition au Pôle ou Le Chevreuil de Providencia. Et un texte d’ouverture où toute la force de l’auteure est déjà là. Dans cette courte description d’une soirée au bord d’un étang, Dillard, stupéfaite, tombe nez à nez avec une loutre. Sous l’intensité des regards, le monde « se démantela et dégringola dans le trou noir de nos yeux ». Et, brusquement, l’écrivain embarque son lecteur dans l’expérience sensible et spirituelle de son animalité.
Une enfance américaine, 352 p., 9 euros ; Apprendre à parler à une pierre, 208 p., 8 euros ; L’Amour des Maytree, 288 p., 8 euros ; En vivant, en écrivant, 128 p, 8 euros ; Les Vivants, 752 p., 11 euros, Christian Bourgois éditeur.