Le fasciste potentiel
Dans les années 1950, Adorno avait mis en lumière les structures mentales menant à la « formation d’une personnalité autoritaire ». Toujours actuel, hélas.
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On a souvent dit qu’Hitler était arrivé au pouvoir par les urnes. C’est partiellement inexact puisque le parti nazi n’a recueilli en mars 1933 « que » 44 % des suffrages. Néanmoins, le peuple allemand s’est soumis et a adhéré, pour une bonne part, au régime dictatorial. Aujourd’hui, Poutine en Russie, Erdogan en Turquie, mais aussi, au cœur de l’Union européenne, Orban en Hongrie ou les nationaux-conservateurs polonais remportent des élections sans doute moins irrégulières que dans l’Allemagne de 1933. Comment ces dirigeants, que l’on sait capables de mettre en place un régime autoritaire, ou du moins de réduire les libertés publiques, parviennent-ils à gagner l’assentiment de leurs concitoyens ? Pourquoi ces derniers votent-ils en faveur de tels personnages, porteurs d’un avenir forcément sombre pour leur pays ?
Financée par l’American Jewish Committee et publiée en 1950, l’enquête sur « la formation de la personnalité autoritaire » menée au lendemain de la victoire sur le nazisme a été coordonnée par Theodor W. Adorno. Celui-ci a assisté à la montée du nazisme dans ce pays prétendument si cultivé qu’était l’Allemagne des années 1920 et 1930, avant de devoir fuir du jour au lendemain, comme Hannah Arendt ou son ami Walter Benjamin, d’abord en France puis aux États-Unis, où il recréa l’Institut de recherche sociale, promptement fermé par les nazis dès 1933 à Francfort.
Menée auprès de plusieurs milliers de personnes, l’étude s’est surtout concentrée sur les préjugés et les marques de mépris exprimés fréquemment à l’encontre de la myriade de minorités dans ce pays d’immigration que sont les États-Unis. Même si, dans l’immédiat après-guerre, aucune personne interrogée n’allait se présenter ouvertement comme fasciste…
Cette somme de plus de 400 pages, à la fois quantitative et qualitative, se veut d’abord une recherche en psychologie sociale qui, sans ignorer la sociologie et l’économie, s’intéresse davantage aux caractères des individus interrogés qu’à leurs besoins économiques ou à leur position sociale, afin d’expliquer leurs prises de position idéologiques, et d’abord leurs tendances au mépris et à l’exclusion.
Les enquêteurs observent ainsi que, lorsque le « fasciste potentiel » est « hostile à l’égard d’un groupe minoritaire », il a « de fortes chances d’être hostile à l’égard d’une large variété d’autres minorités ». Mais ils montrent aussi que, durant certaines périodes historiques, « la tâche de la propagande fasciste est d’autant plus facilitée que des potentiels antidémocratiques existent déjà dans la grande masse de la population » et que, pour les dirigeants fascistes, il s’agit moins de jouer sur les situations objectives et économiques des individus que sur les tendances profondes de leur personnalité, leurs préjugés, et même leurs « besoins émotionnels ».
Un superbe exemple du travail de l’École de Francfort, empreint des apports de Marx, Freud, Weber et Lukács…
Études sur la personnalité autoritaire, Theodor W. Adorno, traduit de l’anglais par Hélène Frappart, éd. Allia, 448 p., 25 euros