Luc Boltanski et Arnaud Esquerre : « Une économie qui exploite le passé »

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont étudié la mutation du capitalisme. Ils montrent comment le commerce s’empare d’objets « enrichis » d’un récit pour en augmenter le prix.

Olivier Doubre  • 24 mai 2017 abonnés
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre : « Une économie qui exploite le passé »
© photo : F. Mantovani/Gallimard

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont publié il y a trois ans une vigoureuse intervention sur « l’extension des domaines de la droite », intitulée Vers l’extrême [1], analysant les raisons socio-politiques de la montée du FN et son influence idéologique à droite. Pourtant, au lendemain de l’élection présidentielle, où Marine Le Pen a recueilli plus de 10 millions de voix, les deux sociologues n’ont pas souhaité répondre à nos questions sur l’évolution de la vie politique française, marquée par cette inquiétante croissance de l’emprise du FN au sein de l’électorat. Ce qui devait être un grand entretien transversal se limitera donc à un échange sur leur dernier ouvrage, Enrichissement, puissante analyse de ce post-capitalisme dématérialisé qui, selon les auteurs, constitue un « tournant économique majeur », caractérisé par une « réorientation vers les riches » de toute une partie du marché. Une « économie de l’enrichissement » singulièrement développée en France.

Que qualifiez-vous précisément d’« économie de l’enrichissement » ? S’agit-il d’un nouveau tournant du capitalisme, à l’instar de la révolution industrielle au XIXe siècle ?

Luc Boltanski : La désindustrialisation de nombre de pays d’Europe de l’Ouest, celle de la France au premier chef, est aujourd’hui un fait bien documenté. En témoigne la diminution du nombre des ouvriers, et plus généralement des personnes employées dans la « sphère productive », même s’il demeure une discussion sur la part qui en revient à la robotisation, à la sous-traitance ou aux délocalisations.

Ce dernier facteur est sans aucun doute le plus important. On ne peut donc pas parler du passage à une société post-industrielle. Nous n’avons jamais utilisé autant de produits de l’industrie, et le monde dans sa globalité n’a jamais été aussi industrialisé. Mais un grand nombre de produits que nous utilisons aujourd’hui en France sont fabriqués dans des pays à bas salaire et où les travailleurs sont peu protégés. Nos analyses portent donc sur un phénomène particulièrement important dans certains pays d’Europe de l’Ouest, dans lesquels, à côté de ce qui reste d’industrie (aéronautique, armement…), s’est développée une autre forme de création de richesses, que nous appelons « économie de l’enrichissement ».

Dans quels domaines celle-ci se développe-t-elle principalement ?

L. B. : Elle comprend notamment les arts, surtout les arts plastiques, les activités culturelles, le commerce d’objets anciens, la création de fondations et de musées ; l’économie du luxe, qu’il s’agisse de l’alimentaire (grands vins, produits « du terroir », etc.) ou de biens liés à la mode, à l’horlogerie ou à la joaillerie ; la patrimonialisation de certains lieux, comme les centres historiques des villes ou des zones protégées, autour de monuments (« conservées à l’identique » au nom d’un passé plus ou moins fictif), ce qui accroît considérablement les prix de l’immobilier dans ces zones ; enfin le tourisme, qui, en France, a connu un développement très important. La patrimonialisation peut aussi être « provoquée », avec l’implantation d’établissements culturels, souvent dans d’anciennes usines réhabilitées.

Nous montrons qu’il existe une synergie entre ces différents domaines. Ainsi, le luxe prend appui sur l’art contemporain ; le tourisme accroît la patrimonialisation et stimule la vente d’objets de luxe, etc. L’économie industrielle était fondée sur la fabrication de choses qui se présentaient comme nouvelles et dont le prix était maximum quand elles sortaient d’usine puis diminuait quand elles étaient vendues d’occasion. L’économie de l’enrichissement tire au contraire profit du commerce de choses déjà présentes. Mais elles sont « enrichies », au sens où l’on parle de l’enrichissement d’un métal, d’un cadre de vie, etc.

Cet enrichissement peut prendre une forme matérielle (en rendant « apparentes » les poutres d’un logement). Mais il est surtout obtenu en associant les biens commercialisés à des « récits » destinés à les mettre en valeur. Dans ce type d’économie, le profit repose donc moins sur la captation d’une plus-value travail, au sens marxiste (même si elle demeure importante), que sur une plus-value marchande, qui joue sur l’accroissement des marges et la vente de choses dont le prix augmentera avec le temps. C’est une économie qui exploite le passé. Ce processus est rendu possible par le fait que les acheteurs sont essentiellement des riches.

Cette économie « s’adresse aux riches ou aux très riches, ou à d’autres comme s’ils étaient riches, ou, à tout le moins, plus riches qu’ils ne sont ». De fait, n’est-elle pas forcément limitée ? Quels obstacles rencontre-t-elle ?

Arnaud Esquerre : Cette économie de l’enrichissement prend place dans des espaces particuliers, que nous appelons « bassins d’enrichissement ». Or, ils ne sont pas partout. Certains lieux ne parviennent pas à développer une telle économie : c’est une première limite. Une autre est due à l’impossibilité de proposer une histoire du passé qui soit exploitable pour en tirer profit. Une autre encore est que ce type d’économie a besoin d’une grande sécurité : une menace terroriste peut ainsi la bloquer. Il y a donc beaucoup de limites à ce type d’économie, en réalité très fragile, sans compter qu’elle doit sans cesse actualiser les objets et les récits qui lui sont liés. C’est ce que nous appelons la « forme tendance », qui implique de renouveler sans cesse les signes et les formes de distinction dans ce qui est proposé aux acheteurs.

L. B. : La désindustrialisation, d’un côté, et le développement de ce type d’économie, de l’autre, ont introduit des changements très importants dans la prospérité relative des différentes régions. Les régions de l’Est et du Nord se sont fortement appauvries, quand celles de moyenne montagne ou du Sud, frappées par la désertification dans les années 1970, renaissent aujourd’hui, notamment avec les résidences secondaires. Mais cette économie n’absorbe pas les ouvriers touchés par le chômage. Les classes populaires, dans cette économie, ont ainsi des activités plus proches de celles qui étaient les leurs au XIXe siècle, c’est-à-dire de services, pour ne pas dire de serviteurs. Cela a des effets importants sur la structure sociale et, probablement, les comportements politiques dans les territoires concernés.

Vous montrez que cette économie emploie pour une bonne part des travailleurs de la culture, et notamment des « intellectuels précaires ». Sont-ils en mesure de porter des revendications spécifiques à leur condition ? Peuvent-ils constituer une nouvelle catégorie apte à résister à son exploitation ?

A. E. : Les conditions de ces travailleurs sont en effet fort différentes de celles des salariés de l’économie industrielle. Pour beaucoup, la manière dont fonctionne leur activité joue sur la passion. En particulier, par rapport à la condition ouvrière, la question du temps de travail est totalement autre : il n’y a pas d’horaires fixes, leur temps de travail se confondant parfois avec leur vie entière. Tout est du travail sans l’être, les sorties pouvant aussi être considérées comme du travail.

Nous avons eu beaucoup de réactions de lecteurs qui se retrouvaient dans ces descriptions, mais pour qui il était difficile, en même temps, d’admettre qu’ils occupaient une telle place au sein de cette économie. Le livre crée une tension entre les raisons qui les ont fait s’engager dans ce type d’activités et leur compréhension du fonctionnement de cette économie. Ensuite, pour résister à ce fonctionnement, il leur faut surmonter la concurrence très forte entre eux. Car, même lorsqu’ils bénéficient d’un statut commun, comme celui des intermittents par exemple, ils sont contraints d’entrer dans des logiques singulières puisque ce qui est valorisé, dans leur travail, c’est leur singularité, leur trajectoire ou biographie particulière, leurs compétences individuelles…

L. B. : Pour ces travailleurs de la culture, il est aussi difficile d’identifier auprès de qui porter des revendications. Qui les exploite ? Le terme de résistance est d’ailleurs ambigu. On peut résister pour améliorer sa condition sans pour autant rejeter le type d’activité qu’on exerce. C’est un problème qu’a connu le mouvement ouvrier, dont les luttes contre l’exploitation ne visaient pas pour autant le retour à une société préindustrielle, artisanale et paysanne, souvent prôné autrefois par l’extrême droite.

Les travailleurs de la culture ont du mal, aujourd’hui, à développer des mouvements d’envergure. Ils sont dispersés mais cherchent pourtant à aller dans ce sens. Pour développer des luttes, il faut prendre conscience des rapports de force dans lesquels on est plongé. L’un des enjeux de notre travail peut être de leur fournir des prises auxquelles accrocher leurs revendications. Après tout, le mouvement ouvrier a mis plus de cent ans à trouver de telles prises. Ce sera sans doute aussi long et complexe pour ces travailleurs-là !

[1] Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Luc Boltanski & Arnaud Esquerre, éd. Dehors, 2014.

Enrichissement. Une critique de la marchandise, Luc Boltanski & Arnaud Esquerre, Gallimard, « NRF essais », 672 p., 29 euros.

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