« Makala », d’Emmanuel Gras
Il a fière allure, Kabwita Kasongo, son bonnet sur la tête et ses deux grandes haches en équilibre sur les épaules. Il avance, dans la lumière du petit matin, vers le travail qui l’attend. Au bout de son chemin, un arbre, immense, devant lequel il apparaît minuscule. Et le voici entamant le tronc de ce géant, patiemment, résolument, convoquant la force nécessaire pour l’abattre.
Makala, ou les travaux d’Hercule. Plus exactement ceux de Kabwita Kasongo, habitant la région du Katanga, dans un village près de Kolwezi, en République démocratique du Congo. 30 ans ou presque, élancé, robuste : il le faut bien, car sa vie est faite de tâches monumentales qui, en Afrique, sont souvent le lot de chacun. Emmanuel Gras a décidé de filmer Kabwita afin de le montrer accomplissant son travail. Makala, présenté à la Semaine de la critique, porte un titre en swahili, qui signifie charbon. Kabwita en fabrique, à partir des arbres qu’il coupe et enfume. Puis il va le vendre à la ville, installant son volumineux chargement sur son vélo, qu’il pousse ainsi sur des dizaines de kilomètres.
Hormis la séquence d’ouverture de l’arbre transformé en charbon, le film comporte quelques scènes dans la case de Kabwita et de sa femme, Lydie, avec leurs enfants, où l’on voit celle-ci cuisiner un rat – parce que les autres gibiers ont déserté cette région minière où la nature est mise à mal, et que la pauvreté sévit. Mais pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, Makala est constitué du long périple que Kabwita effectue avec son vélo (sur)chargé. Ce si petit argument débouche sur un film passionnant.
D’abord parce qu’on retrouve l’attention qui caractérise le regard d’Emmanuel Gras, déjà à l’œuvre dans son premier long-métrage documentaire, Bovines (2012). On pourrait presque le définir ainsi : c’est comme si le cinéaste regardait pour la première fois ce qu’il a devant lui. Du coup, rien de ce qui pourrait être considéré comme « déjà vu », anodin, sans intérêt, n’est négligé. Son cinéma nous convie à une (re)découverte, l’œil lavé, du monde qu’il choisit de filmer.
Voir Kabwita pousser sans relâche sa lourde charge, ou une roue de vélo mordre la terre des chemins, ou trois charbonniers en file indienne, dont Kabwita, transportant leur charbon sans solidarité possible, devient un spectacle fascinant. D’autant que la caméra d’Emmanuel Gras semble faire corps avec son personnage, même si celle-ci s’éloigne, l’espace d’un instant, pour élargir un plan. Elle l’accompagne, l’entoure, l’enveloppe. L’effort de Kabwita n’est pas sublimé, il est partagé. Non parce qu’on s’identifierait, mais parce qu’on est littéralement avec lui.
Voilà un cinéma incontestablement matérialiste, qui prend le temps de regarder la réalité pour ce qu’elle est. Mais cette marche chaotique, laborieuse, exposée à des accidents de parcours, n’est pas sans renvoyer le spectateur à d’autres dimensions. Il est évident que cette formidable énergie déployée par Kabwita a pour motivation sa survie et celle de sa famille. Son épopée est, si l’on ose dire, radicalement terre à terre. Il n’empêche qu’il fait aussi penser aux personnages de Gerry, le film de Gus Van Sant, cherchant à sortir d’un désert qui est peut-être aussi mental ; ou à L’Homme qui marche de Giacometti, figure volontaire bien que la glaise colle à ses pieds.
La résolution de Kabwita dans l’effort est une manifestation de résistance à ce qui entrave la vie. Le film se referme sur une cérémonie exutoire de la souffrance accumulée et de la muette solitude. Certainement pas sur un appel vers l’au-delà à la rédemption. Le salut de Kabwita, qu’il soit matériel ou spirituel, ne viendra que de lui et de sa marche obstinée. « Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche », écrit Rimbaud. Emmanuel Gras signe un film splendide, droit comme un « i », avec pour perspective notre humaine condition, humble et puissante.
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