Raed Andoni : « Ces hommes sont des survivants »

Ghost Hunting, de Raed Andoni, met en scène d’anciens prisonniers palestiniens. Une douleur toujours actuelle.

Maïa Courtois  • 24 mai 2017 abonnés
Raed Andoni : « Ces hommes sont des survivants »
© photo : DR

Présenté en ouverture du festival Ciné-Palestine [1], Ghost Hunting est une expérience cinématographique de thérapie collective. Vingt anciens détenus palestiniens reconstruisent la prison de Moskobiya, à Jérusalem, pour y rejouer les scènes de torture qu’ils y ont subies. Rencontre avec son réalisateur, Raed Andoni.

Dans Ghost Hunting, on a parfois l’impression que les protagonistes perdent le contrôle de leur jeu, comme dans cette scène où un ex-prisonnier, qui joue un interrogateur, se laisse déborder par sa violence. Où est la frontière entre fiction et documentaire ?

Raed Andoni : Je leur ai expliqué dès le début qu’on allait tout filmer du processus de reconstruction, y compris les réactions, les discussions que cela engendrerait. Je ne les ai forcés en rien : je leur ai juste laissé l’espace nécessaire pour s’exprimer comme ils le voulaient. Il n’y avait qu’un seul but : faire face aux souvenirs enfouis, ramener à la surface ce dont on nie l’existence. Ce film questionne notre désir de contrôle. Quand cet ex-prisonnier joue le rôle de l’interrogateur, il cherche spontanément à reproduire ce qu’il a subi par le passé.

Moi-même, en tant qu’ex-prisonnier, j’ai beaucoup réfléchi au lien entre cinéma et prison. Être réalisateur, c’est un acte de contrôle. Je pense que filmer cet endroit dans lequel j’avais été totalement sous contrôle, physiquement et mentalement, m’a permis de reprendre le dessus. Au bout du compte, ce film est avant tout une forme d’expérimentation.

Au début, chacun arrive avec ses traumatismes. À la fin, on vous voit danser, chanter ou taper du poing contre les portes des cellules tous ensemble. L’expérience est-elle autant individuelle que collective ?

La première semaine, on s’observait les uns les autres. Puis les langues ont commencé à se délier, les histoires à être partagées. Il y a eu des conflits sur la manière de travailler, mais aussi des sarcasmes et des blagues. On évoluait en permanence d’un stade émotionnel à un autre. La dernière semaine, tout le monde parlait de ses amours, de ses enfants, de poésie… Il y a à l’intérieur de nous toute une série de barrières de violence, de haine, de tensions, de déni. Mais, au fur et à mesure que vous les faites s’écrouler, la fleur qui est en vous revient à la vie. La parole se libère. Pour les protagonistes, vivre le succès du film a été, je crois, la dernière étape de cette expérience émotionnelle. Car, si une émotion comme la colère ne peut jamais disparaître, elle peut en revanche être transformée en fierté.

Abdallah Moubarak, un des protagonistes, avait passé huit ans en prison avant le casting. Juste après la fin du tournage, lui qui avait fini par nous parler d’amour et de mariage, il a été enfermé de nouveau. Pendant un an. Mais il vient d’être libéré et il a vu le film la semaine dernière à Ramallah : il est monté sur scène et il était très heureux.

Le film nous plonge dans une réelle proximité avec les silences, les regards, les respirations de ces hommes. Quel rôle souhaitiez-vous donner aux spectateurs ?

Je n’offre aucun rôle particulier : je partage juste une expérience humaine extraordinaire. Ces hommes ne sont pas des victimes, ce sont des survivants qui se risquent à une expérience incluant de la douleur, mais aussi de la force. C’est une confusion de sentiments extrêmes.

Ce film, bâti davantage sur les émotions silencieuses que sur la narration, veut transmettre cela. Mais j’espère aussi apporter une prise de conscience : la Moskobiya, les centres d’interrogatoire, tout cela existe encore, à l’heure où nous parlons. Aujourd’hui, ça fait trente et un jours que plus de 1 500 prisonniers palestiniens sont en grève de la faim.

Ce film ne parle pas du passé. La réalité qu’il décrit est celle d’aujourd’hui. La douleur est encore là, bien présente, actuelle. Je ne connais pas un seul Palestinien ayant entre 15 et 25 ans qui n’ait jamais été arrêté au moins une fois. Ce ne sont pas que les prisons, c’est le système entier de colonisation : vous marchez dans la rue, vous voyez le mur, les tours, les militaires… C’est un contrôle total, à la Big Brother. C’est ça, vivre sous l’occupation.

Quelle est la symbolique du briquet dans la scène finale ?

C’est encore une histoire vraie, que l’on a reconstituée. Oubliant les règles, un gardien allume la cigarette d’un prisonnier. Quand l’officier passe ensuite et voit ce dernier fumer, il lui demande qui lui a donné du feu. Le prisonnier ne dénonce personne et reste trois jours menotté à une chaise. Le gardien vient ensuite le remercier. « Me remercier de quoi ? », lui répond le prisonnier. « De ne pas m’avoir dénoncé pour le briquet. » « Le briquet ? Je l’ai toujours eu avec moi. »

C’est un principe de résistance : je ne parlerai jamais. Et cinématographiquement, le feu, c’est symbolique : quelque chose de fort a toujours été conservé au fond de lui. Mais cette scène me fait aussi penser aux négociations de paix en cours entre Israël et la Palestine. Le gardien vient, essaie de remercier, devient aimable. Sauf que faire la paix, dans une prison, c’est impossible. C’est le sens de la réplique du prisonnier : laisse-moi être libre d’abord, ensuite on parlera.

[1] Le festival se déroule du 2 au 11 juin dans cinq salles de Paris et sa banlieue : Luminor, Paris IVe ; les 3-Luxembourg, Paris VIe ; Le Méliès, Montreuil (93) ; L’Écran, Saint-Denis (93) ; Le Studio, Aubervilliers (93).

Raed Andoni Cinéaste palestinien.

Ghost Hunting, Raed Andoni, 1 h 34.

Cinéma
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