Rancière respire l’air de notre temps

Dans une conversation avec Éric Hazan, le philosophe analyse les évolutions du capitalisme.

Denis Sieffert  • 24 mai 2017 abonné·es
Rancière respire l’air de notre temps
© photo : TIMOTHY A. CLARY/AFP

À tous ceux qui veulent s’échapper un moment des contingences de la politique de l’immédiat, recommandons fortement la lecture de ce court mais intense dialogue entre l’éditeur Éric Hazan et le philosophe Jacques Rancière. Ici, pas de consigne de vote ni de préconisation – on sait Rancière très critique à l’égard du suffrage universel, « justification égalitaire de nos régimes oligarchiques » –, mais une tentative de réponse à cette question d’une trompeuse simplicité : en quel temps vivons-nous ? Pour y répondre, Rancière s’intéresse moins à l’évolution du capitalisme en tant que tel qu’aux oppositions qu’il génère, à leurs modalités et à leur pertinence.

Rancière est un tueur d’illusions. Il ne croit surtout pas (plus ?) à l’idée marxiste que « le monde de la domination secrète sa propre destruction ». Il se méfie de la pensée globale. Il plaide pour cette « désintrication » déjà majoritairement à l’œuvre dans le militantisme d’aujourd’hui, « qui se saisit d’une circonstance spécifique » et sait « pourquoi, avec qui et pour qui on travaille ». Plutôt Droit au logement que « la Révolution » avec un trop grand « R ».

Le philosophe de l’esthétique trouve confirmation de cette évolution dans les formes mêmes de lutte. Il note que « l’occupation s’est déplacée de l’usine à la rue », et que les grandes banderoles et « les mots d’ordre des avant-gardes ont cédé la place à ces multitudes de pancartes où chacun a risqué ses mots et éventuellement ses dessins ». Une forme de lutte n’étant évidemment pas exclusive de l’autre. Et le travail lui-même a cessé de constituer « un monde commun » pour devenir, comme les protestataires de Nuit debout en ont eu l’intuition, « la manière dont chaque individu gère son “capital humain” ».

Finalement, Rancière propose une sorte de compromis avec le monde existant. Le mot peut surprendre dans le discours d’un homme à la pensée connue pour être radicale. Mais, pour lui, il ne s’agit plus de partir à l’assaut d’un système capitaliste perçu comme la grande forteresse à abattre, car le capitalisme n’est plus une forteresse, il est « l’air que nous respirons et la toile qui nous relie ». Nous ne sommes pas « en face » du capitalisme, mais « dans son monde ». Voilà peut-être la réponse à la question-titre : c’est cela le temps en lequel nous vivons. Ce n’est évidemment pas la nécessité de lutter que Rancière remet en cause, mais son caractère frontal. D’ailleurs, Ies deux grandes révolutions anticapitalistes du XXe siècle, russe et chinoise, n’ont-elles pas abouti au renforcement de l’État plutôt qu’à sa destruction, ou à son « extinction », pour emprunter au vocabulaire de Lénine ?

L’intérêt de ce petit livre réside aussi dans sa forme. Les interventions argumentées d’Éric Hazan, parfois en opposition au philosophe, en font une authentique « conversation » et en rien une « interview ».

En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Éric Hazan, Jacques Rancière, La Fabrique, 73 p., 10 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

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