« Rodin », de Jacques Doillon
Jacques Doillon met en scène le sculpteur en proie à son travail et à son amour pour Camille Claudel.
Rodin, chez Jacques Doillon, c’est un homme qui caresse l’écorce des arbres comme la peau des femmes. C’est un regard qui ne quitte pas un seul instant le modèle face à lui quand sa main trace avec vivacité les lignes, les courbes, les profils. C’est une obsession à rendre vivante la matière, à entendre respirer la terre, le matériau le plus noble à ses yeux, bien avant le marbre. Rodin, présenté en compétition officielle, dans les salles dès aujourd’hui, n’est pas le biopic qu’aurait pu susciter le centenaire de la mort du sculpteur, et c’est tant mieux. Le fait même que Jacques Doillon en soit le réalisateur écartait ce risque, son intérêt ne pouvant se porter que sur le seul parcours biographique. Ce nouveau film, le trentième de son auteur, trouve son origine dans le précédent, Mes séances de lutte (2013), où un couple s’affrontait verbalement et physiquement, jusqu’à un combat dans la boue, qui a suscité des analogies avec l’œuvre de Rodin dans l’esprit de producteurs de documentaire. Ceux-ci ont frappé à la porte de Jacques Doillon, et le cinéaste a transformé leur projet en fiction.
Plus que dans la vie de Rodin, on entre ici dans son geste. Un geste résultant d’une présence au monde radicalement sensitive, animale. Le corps de Vincent Lindon, en Auguste Rodin, n’a jamais été filmé aussi massif. Il faut le voir, ayant réussi à convaincre Victor Hugo (Bernard Verley) de le laisser lui « tirer » le portrait sans poser, allant d’un pas déterminé de son modèle à la sculpture en cours, avec pour objectif de faire rayonner la vie dans le visage de celui qui est déjà considéré comme un monument.
Rodin a alors 40 ans. Il est tenu pour un maître, consacré par sa première commande de l’État : La Porte de l’Enfer. Il y travaille quand débute le film, sollicitant les remarques d’une jeune collaboratrice, Camille Claudel (Izïa Higelin). Elle est franche, avisée, et elle-même douée. Il lui demande de toujours lui dire ce qu’elle pense. Il l’encourage pour sa propre sculpture. C’est d’abord dans la création qu’ils s’unissent, avant de se donner l’un l’autre au gré d’une passion intransigeante. Pourtant, Rodin reste fidèle au quotidien à sa compagne, Rose (Séverine Caneele, qu’on n’avait pas vue au cinéma depuis L’Humanité, de Bruno Dumont). Si les deux femmes ont à souffrir de cette concurrence, le film n’accable pas Rodin vis-à-vis de Camille. Celui-ci l’aime profondément. Il est sincère face aux Valseurs quand il lui exprime son admiration, sublime chef-d’œuvre tout en déséquilibre de la jeune femme. Mais, outre les souffrances intérieures de Camille Claudel, la société ne verra jamais en elle que l’élève de Rodin et non une artiste à part entière. Cette absence de reconnaissance la mortifie, non celui qu’elle a quitté et qui, à distance, continue de l’aider comme il peut.
La société est encore présente à travers les échanges que Jacques Doillon met en scène entre quelques amis, qui ne sont autres que d’éminents artistes de l’époque : Monet, Cézanne, Mirbeau… Contre le pharisaïsme, Mirbeau le polémiste est prompt à porter le fer. Rodin, lui, n’a qu’une seule réponse à apporter : le travail.
Le sculpteur s’y absorbe. Rodin demande à ses modèles, des jeunes femmes non farouches, de prendre les poses les plus osées, exécute d’innombrables croquis, puis les corps se mêlent, la chair et la terre se confondent dans la même sensualité par la grâce de la mise en scène du cinéaste. Celle-ci privilégie l’élan, l’impulsion, celle qu’inscrit Rodin dans ses esquisses et qui dès lors ont valeur d’œuvres à part entière. Le cinéaste montre aussi combien le geste d’un créateur doit résister à l’incompréhension alors qu’il cherche à atteindre au plus près, sans relâche ni concession, sa vérité. Tel a été le combat de Rodin avec la statue de Balzac. Des années de travail nécessaires pour réaliser cette œuvre tout en fulgurance et monstruosité. L’artiste a su rester lui-même. C’est cette même intégrité qu’on retrouve dans le parcours de Jacques Doillon, grand cinéaste.
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