Rue de la solidarité
Les habitants du nord-est de Paris s’organisent depuis plusieurs mois pour offrir un accueil digne aux centaines de migrants qui errent dans leur quartier. Reportage.
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Le métro de la ligne 2 a cette particularité, au niveau de la station Jaurès, de s’échapper du crépuscule souterrain pour remonter à la surface de Paris. Les yeux des passagers se posent alors mécaniquement sur les dizaines de couvertures de survie dorées jonchant le trottoir. Chaque nuit, des hommes venus d’Afghanistan, du Soudan ou d’Érythrée dorment devant les portes de la plateforme d’accueil pour nouveaux demandeurs d’asile, un site géré par France terre d’asile. Malgré l’évacuation en novembre dernier de plus de 3 800 personnes vivant sous le métro aérien, le quartier Jaurès-Stalingrad reste l’un des points de ralliement et de solidarité identifiés par les migrants.
Pour restaurer la notion d’accueil digne et pallier les manquements des pouvoirs publics, des riverains mettent la main au porte-monnaie et ne comptent pas leurs heures, et ce dès l’aurore. Sur les quais de Seine, le collectif P’tit-déj à Flandre distribue les tartines de beurre et de confiture. Porte de La Chapelle, le collectif Solidarité migrants Wilson installe chaque jour ses thermos de thé et de lait, près de la « bulle », le centre de premier accueil parisien. Puis il y a le quartier Pajol. Une vingtaine de migrants y dorment toujours, et les parents d’élèves de l’école du secteur ne pouvaient plus rester impassibles. « Nous servons des petits-déjeuners, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, les week-ends, les jours fériés, les jours d’élection, raconte Benoît Alavoine, cofondateur du collectif Quartier solidaire. Nous sommes donc en prise tous les jours avec leur joie de vivre et leurs souffrances. »
Aayan, 29 ans, réfugié somalien
« Je suis originaire de la région d’Ogaden, en Somalie éthiopienne. Là-bas, les indépendantistes somaliens se battent contre l’armée éthiopienne pour le territoire. Mon oncle a été tué ; mon père et moi avons été accusés de faire partie du groupe rebelle Front national de libération d’Ogaden. J’ai été arrêté et battu : on m’a cassé la main. J’ai dû quitter le pays avant de finir mes études. En tout, j’ai payé 12 000 euros pour les passeurs. Je suis arrivé en Europe en 2015, après un an de voyage qui m’a mené en Turquie, puis en Grèce, en Serbie, en Italie et en Suisse. Là, les policiers m’ont obligé à donner mes empreintes et à faire une demande d’asile, qui m’a été refusée deux fois.
Je suis alors parti pour la France, où j’ai été pris en charge au centre de la porte de La Chapelle, à Paris. On m’a d’abord envoyé dans un centre géré par la Croix-Rouge à Versailles. L’eau était froide et on n’avait pas de matelas pour dormir. J’ai ensuite été transféré dans un hôtel social à Mantes-la-Jolie, huit jours, puis dans un monastère à Bonnelles. J’ai une chambre personnelle et deux heures de cours de français par jour, mais je suis loin de tout. J’attends. J’ai fait ma demande d’asile, mais je tombe sous le coup des accords de Dublin car les autorités suisses ont relevé mes empreintes. Les autorités françaises ont finalement décidé de me délivrer un récépissé type Dublin valable jusqu’au 15 septembre. »
Recueilli et traduit par Nadia Sweeny
À la sortie de la station Couronnes, trois jeunes garçons traversent les étals du marché pour remonter la rue jusqu’à la bibliothèque municipale. Il est plus de 10 heures, le cours de français a commencé. Tous les jeudis et vendredis, il faut réorganiser l’espace pour accueillir tous les jeunes selon leur niveau : les anglophones, les francophones qui n’ont pas été scolarisés, les débutants qui découvrent les syllabes « oi » et « ou », mais aussi deux groupes plus avancés, prêts à soutenir une vraie conversation. Ce jour-là, une bénévole leur fait profiter de son expérience de danseuse pour aborder la thématique du corps humain. « Nous leur apprenons à parler et à écrire le français, mais nous leur donnons aussi des informations sur la manière de vivre en France, à Paris, explique Frédérique, professeure de sociologie. Ils me posent souvent des questions sur le mariage, par exemple, et je leur ai parlé des déchets, des poubelles, du recyclage. »
Deux heures pour apprendre, discuter, rire. « Cet endroit donne l’impression que tout va bien pour eux, mais il faut imaginer toutes les difficultés pour venir jusqu’ici, à l’heure, sans se faire attraper par la police… », précise Jonathan, à la fin de son cours niveau CM2/6e. Les instituteurs bénévoles ne savent pas toujours si leurs « élèves » sont mineurs, mais peu importe. « Nous ne sommes pas l’État », glisse Frédérique. Le bouche-à-oreille fonctionne très bien, trop bien. Plus de 180 jeunes sont inscrits, et la bibliothèque manque de chaises. À midi, la plupart sortent leur carte pour emprunter des livres. Une BD ou un manga glissés dans leur sac à dos, ils se dirigent quasiment tous vers le jardin de Pali-Kao, à quelques mètres de là.
Depuis le mois d’avril, Agathe Nadimi a lancé un rendez-vous quotidien pour les mineurs isolés étrangers : « Les midis du MIE ». Ce jour-là, les cuisiniers viennent de Garges-lès-Gonesse (95). Hassan enfile son tablier blanc et dépose deux grandes marmites de riz et de viande en sauce sur les tables de ping-pong, ainsi que des paquets de chips, des pommes, des parts de quatre-quarts, des bouteilles d’eau… Un menu complet distribué à plus de 130 personnes. L’occasion également de faire passer quelques vêtements chauds, des tickets de métro et de régler des problèmes d’hébergement ou de suivi de dossier.
Professeure dans une école de commerce parisienne, Agathe se dévoue corps et âme depuis un an pour sortir ces enfants des griffes de l’administration française. Chaque jour elle se poste rue du Moulin-Joly pour intercepter les mineurs qui ressortent du Demie (Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers), géré par la Croix-Rouge. Elle leur explique où aller pour manger, comment se rendre à leur prochain rendez-vous, les console après une lettre de refus, fait des pieds et des mains pour trouver un sac à dos, un téléphone portable, un hébergement digne…
N’appartenant à aucune association ni aucun collectif, elle se définit comme un « électron libre » et n’a pas peur d’engager des bras de fer avec la mairie de Paris ou France terre d’asile afin de dénoncer les conditions d’hébergement de ses protégés. « Des gamins de 14 ans se retrouvent seuls, sans accompagnement, dans des hôtels infestés de punaises de lit, s’indigne-t-elle, montrant discrètement les chevilles pleines de piqûres d’un jeune Afghan. Un nouveau centre d’accueil a ouvert à Paris, mais ils ne leur donnent qu’un repas le soir et les mettent dehors le matin à 8 heures ! Voilà ce qu’ils appellent une “mise à l’abri humanitaire” pour des enfants ! »
Le reste de la journée est souvent aléatoire. Si certains habitants organisent de temps à autre des ateliers peinture, une partie de foot ou une sortie à la piscine, le temps paraît souvent très long. Alors ils traînent, font durer les discussions, et les habitués ne manquent aucun des rendez-vous éphémères avec ces Parisiens solidaires. Le jeudi, à 18 heures, la place de la Bataille-de-Stalingrad s’anime un peu plus qu’à l’accoutumée. Le Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants (Baam) donne un cours de français à une centaine de personnes assises dans un amphithéâtre de verdure, tandis que le collectif Thé et Café pour les réfugiés distribue des boissons chaudes et de quoi grignoter. La boulangerie autogérée de Montreuil, La Conquête du pain, fournit vingt baguettes et des plaques de chocolat, et les salariés de la coopérative Scop-Ti (ex-Fralib) offrent leur thé, le « 1336 ».
Lynda, l’une des fondatrices du collectif, déplore la désinformation qui se répand parmi ces jeunes, notamment la rumeur les incitant à fuir. « C’est très dur de leur conseiller d’aller à leurs rendez-vous alors qu’on sait qu’ils risquent de se retrouver en centre de rétention administrative (CRA). Mais ils doivent le faire pour que leur demande d’asile soit effective », soupire-t-elle, résignée, toujours prête à examiner les papiers qu’on lui tend pour essayer de trouver une solution au cas par cas.
Ici, pas de file d’attente mais « un joyeux bordel », comme le décrit Matthieu. « Ils ont besoin que ce ne soit pas seulement une distribution mais aussi un moment de camaraderie et de rigolade », affirme ce bénévole, sans cesser de serrer des mains. Cette semaine, la cagnotte était assez abondante pour acheter shampooing, gel douche et cahiers, alors ça se bouscule un peu. Depuis janvier, certains migrants prêtent main-forte aux bénévoles, comme Aziz et Abdou, qui aident pour faire les courses ou confectionner les kits d’hygiène et scolaires.
Le premier, 20 ans, a le sourire aussi large que sa gentillesse, malgré son long et périlleux voyage depuis l’Afghanistan. Le second a le contact facile, la tchatche du vendeur. D’ailleurs, il a toujours essayé de faire ce job tout au long de son périple depuis le Soudan. En France depuis deux ans, il est fatigué d’attendre pour tout mais garde le sourire et interpelle joyeusement tous ceux qu’il connaît. À la nuit tombée, il s’engouffre dans les transports pour rejoindre Fontainebleau, où il dort depuis six mois. Comme lui, de nombreux réfugiés sont effectivement à l’abri pour dormir dans des centres d’hébergement, mais souvent très loin de la capitale et isolés.
Alors demain, dès l’aube, tout recommencera. Ces citoyens bienveillants n’auront que faire du risque d’être arrêtés pour « délit de solidarité ». Les migrants braveront le froid, les kilomètres à pied ou dans les transports, la peur aussi de croiser les forces de l’ordre. Dans l’espoir de retrouvailles avec les amis du petit-déjeuner ou du cours de français. Et dans l’attente insoutenable de la suite, bonne ou mauvaise.