Albert Ogien : « Macron est en phase avec l’air du temps »

Une opposition massive au Président est peu probable, selon le sociologue Albert Ogien, en raison des divisions à gauche, mais aussi de l’habileté d’Emmanuel Macron.

Pauline Graulle  • 21 juin 2017 abonnés
Albert Ogien : « Macron est en phase avec l’air du temps »
© photo : Thomas Samson/AFP

Dimanche soir, Jean-Luc Mélenchon a affirmé voir dans l’abstention record du deuxième tour législatif une « énergie disponible » pour mener « le pays, le moment venu, à une résistance sociale ». Pour Albert Ogien, spécialiste des mouvements sociaux, Emmanuel Macron tient pourtant sa légitimité de « l’air du temps », qui lui est, pour l’instant, plutôt favorable.

Emmanuel Macron va pouvoir s’appuyer sur une majorité absolue à l’Assemblée, mais, en même temps, celle-ci est très mal élue. Cela peut-il entraver sa légitimité à gouverner et peut-on s’attendre à un « troisième tour » dans la rue ?

Albert Ogien : Avant les législatives, la grande violence des attaques dirigées contre Emmanuel Macron – par toute une partie de la gauche, notamment – a pu faire penser qu’on n’était pas loin de la guerre civile ! La haine contre sa personne et autour de la loi travail et des ordonnances a fait croire qu’un affrontement dans la rue se préparait. Aujourd’hui, cela semble moins probable. Macron n’a aucun intérêt à ruiner son mandat par un coup de force : il n’est ni Thatcher ni Reagan. Il a choisi de négocier avec les partenaires sociaux sur la future loi travail. Et, de ce qu’on sait de ces discussions, cela pourrait fonctionner.

Ni la CFDT, ni Force ouvrière, ni même la CGT ne semblent prêtes à appeler leurs adhérents à se mobiliser en septembre. Sans doute parce que ces centrales jugent qu’il sera très difficile de le faire après ces élections, mais aussi parce que, si Macron parvient à ménager les susceptibilités des syndicats, s’il leur accorde des avancées en matière de représentativité et d’accroissement de leur poids dans les entreprises en échange de la libéralisation du droit du travail, ceux-ci éviteront peut-être le rapport de force.

Or, sans les syndicats, il est difficilement imaginable que des mouvements de masse aient lieu, et plus encore un mouvement visant à renverser le gouvernement.

Néanmoins, quelle légitimité peut avoir ce pouvoir quand on sait que près de deux Français sur trois se sont abstenus ?

L’abstention ne peut pas à elle seule priver de légitimité le Parlement nouvellement élu. D’abord, parce qu’on ne sait pas pourquoi les abstentionnistes ne se sont pas déplacés. Parce qu’ils sont trop en colère ou parce qu’ils ne se sentent pas concernés ? Allez savoir !

Ensuite, de quelle légitimité peuvent se prévaloir les oppositions qui ont vu fondre les votes en leur faveur ? On peut dire que le Président n’a pas reçu de mandat pour réformer le code du travail. Mais il peut rappeler qu’il n’a pris personne en traître puisque c’est bien l’une des rares choses que l’on savait clairement de son programme. Il n’a pas fait mystère non plus de la manière dont il comptait s’y prendre : par ces fameuses ordonnances dont il n’a cessé de clamer qu’elles ne sont pas une confiscation démocratique car elles nécessitent deux votes du Parlement.

Pour la première fois, c’est la gauche radicale – et non social-démocrate – qui s’impose comme première force d’opposition à l’Assemblée. Quel peut être le rôle de la France insoumise dans la mobilisation des contestataires ?

Jean-Luc Mélenchon est un légitimiste. Même s’il soutient d’éventuelles manifestations, il ne peut probablement pas encourager, dès le lendemain du scrutin, une contestation violente ou insurrectionnelle. Parmi les abstentionnistes aux législatives, on trouve beaucoup de jeunes, qui y ont cru pendant la campagne mais pensent maintenant qu’ils se sont fait avoir. Iront-ils manifester si un grand mouvement de masse n’a pas lieu ? Or, pour que cela arrive, il faudrait qu’une coalition de toutes les composantes de la gauche se constitue, ce qui est loin d’être gagné. Il est aussi probable que, si ce camp appelle à manifester à la rentrée, ce sera plus pour marquer son rassemblement que pour s’en prendre vraiment au pouvoir.

Que dire de ceux qui ont manifesté, parfois pour la première fois, contre la loi travail ?

Les plus remontés vont sans doute reprendre la rue, quoi qu’il en coûte, mais, s’ils sont seuls, ils seront violemment réprimés par la police. Évidemment, je peux me tromper : si le gouvernement fait une grave erreur de communication, s’il déçoit les syndicats, si la France insoumise arrive à susciter un mouvement social, si les anars et les autonomes s’y mettent, s’il y a beaucoup de gens dans la rue, alors tout peut se mettre en place pour une confrontation.

Tous les révolutionnaires savent que c’est toujours un événement apparemment anodin, et imprévisible, qui déclenche l’insurrection. Là, les vacances arrivent, ce n’est a priori pas le bon moment. Et même si la politique du gouvernement a des effets de précarisation et d’appauvrissement, ils ne se feront pas sentir dès septembre. Emmanuel Macron est moderne, jeune et habile. Il connaît les erreurs à ne pas reproduire. Par exemple, il y a peu de chance qu’il fasse évacuer Notre-Dame-des-Landes, pour ne pas offrir la mèche qui mettrait le feu aux poudres. Tant qu’il le pourra, il jouera l’apaisement et le consensus.

Est-il si habile ?

Il a en tout cas montré qu’il pouvait l’être. Avant les législatives, il a reporté la réforme du prélèvement sur le revenu à la source, qui contrariait le patronat, et a suspendu la généralisation du tiers payant pour les médecins. Mais il ne faut pas réduire Macron à ses habiletés manœuvrières. Il n’est ni le gamin, ni le banquier, ni le monarque que beaucoup dénoncent : il incarne l’atmosphère idéologique dans laquelle nous baignons, imprégnée de néolibéralisme et éprise d’efficacité. Celle que portent les députés de la République en marche, qui partagent une même manière d’envisager la vie en société : quadras en rupture d’idéologie qui ont vécu dans un monde ouvert, ont assimilé les règles managériales en vigueur dans les entreprises, ont le souci de l’environnement, idéalisent la transparence, admettent la parité et prisent la liberté d’initiative.

Au-delà de la vieille garde de politiciens et de technocrates qui essaie de tirer les ficelles, Emmanuel Macron est en phase avec l’air du temps. Et cela lui donne une légitimité bien plus forte que celle qui provient de petites stratégies pour capter de l’électorat ou gouverner sans opposition.

À l’Assemblée, en revanche, la majorité macroniste peut-elle se déchirer autour d’un retour de l’axe gauche-droite ?

Il est probable que les dissensions arrivent vite. Il ne faut pas oublier que l’absence d’opposition a une conséquence : l’idée de majorité perd tout son sens. Il est donc permis d’espérer de ces nouveaux représentants qu’ils honorent leur engagement à revaloriser la place des citoyennes et des citoyens en politique, qu’ils restent fidèles au bien commun, pas au Président ou au gouvernement ! Ce serait là reproduire les pratiques d’un passé qu’ils disent révolus. S’ils ont signé un contrat de soutien au programme de Macron, on peut leur rappeler que l’article 27 de la Constitution dispose que le droit de vote des parlementaires est personnel.

Les médias se moquent de ces néophytes, qui n’ont pas les codes et se plantent lamentablement lors des débats télé. Toute la banalité de la pensée antidémocratique s’exprime à plein ces temps-ci. Regardez la une de Charlie Hebdo : un beauf, clope au bec et pantoufles aux pieds, arrive au Parlement en disant : « C’est par où la buvette ? » Peu à peu, néanmoins, on constate que ces prétendus novices n’en sont pas vraiment. Par exemple, les nombreux juristes et avocats qui ont été élus accepteront-ils de voter sans rechigner les lois sécuritaires qui seront proposées ?

Albert Ogien Directeur de recherche au CNRS et directeur de l’Institut Marcel-Mauss à l’EHESS.