Fantaisie à quatre mains et cent tampons
Sophie Dutertre et Donatien Mary nous embringuent dans Le Premier Bal d’Emma. Une merveille d’imagination et d’humour.
dans l’hebdo N° 1459 Acheter ce numéro
Le Premier Bal d’Emma est une bande dessinée à quatre mains. Mais, une fois n’est pas coutume en BD, à quatre mains dessinantes et écrivantes. Et même à vingt doigts tampons. D’ailleurs, Sophie Dutertre et Donatien Mary ont, pour ce premier travail collectif, gravé et mis en commun une centaine de tampons, qui forment la première trame de ce conte déjanté. Le Premier Bal d’Emma est un récit où tout est prétexte à la multiplication, des organes et des deus ex machina, une fringale d’expérimentations graphiques et de courses folles.
Tout, pourtant, commence le plus sagement du monde. Hormis la première double page, fort courtoisement intitulée : « Si vous n’avez pas le temps de lire ce livre, voici un résumé de l’histoire. » Et là, c’est le chaos. Le chaos ordonné et – vérifié après lecture – exact de ce grand foutoir livresque. Des flèches en tous sens et des liens en tout genre (amour, ennemi, convives, boum !…) relient une douzaine de personnages. Au centre, la jeune Emma et son oncle-tuteur, Auguste le baron. Éparpillés alentour, des soldats, des monstres bourglouts et des oiseaux mécaniques, Lord Pudding, un savant fou, un tigre, on en passe et des meilleurs…
Ensuite, Le Premier Bal d’Emma fait son entrée sur les chemins classiques des contes. Emma se prépare, peine à trouver la robe adéquate. « On repasse des hectares de dentelle » pendant que l’oncle boit et reboit. Voilà bien le second indice d’un dérapage en préparation. Le premier, lui, était visuel. Couleurs franches, formes simples et aplats parfois poudrés des tampons : le résumé avait la patte de Donatien Mary, ou plus exactement « du » Donatien Mary du Fantôme de Karl Marx (cet excellent petit livre pour enfant présente clairement et joyeusement la pensée de Marx – si si ! – et s’inspire de la révolution esthétique vécue par la Russie tout juste soviétique).
Lui font suite des planches aux traits brouillés et aux nuances ternies, vibrantes d’encres instables : c’est Sophie Dutertre qui habille et déshabille l’héroïne. La dessinatrice semble aimer suivre les balises narratives puis s’engouffre dans les chemins de traverse. Et nous voilà prêts pour l’aventure, acceptant de passer de Donatien Mary à Sophie Dutertre, de reconnaître les personnages, bien que leurs représentations puissent différer d’une page à l’autre.
Quand, soudain, survient un premier drame ! En route pour le bal, Emma et Auguste foncent dans l’attelage de Lord Pudding, contenant également son serviteur indien Satiajit et leur tigre de compagnie, puis foncent aussi dans la voiture du garçon boucher. Bang ! Nouveau drame, juste à la sortie d’un virage : Emma tombe dans un précipice. Et un troisième : un savant fou trouve Emma, en tombe raide dingue, et en bon savant fou tente de la violer. Mais Emma n’est pas une greluche du bal des débutantes : elle griffe et rugit. Quand survient un autre rebondissement. Et cætera.
Rien, dans ce livre, n’est établi une bonne fois pour toutes. Tout peut basculer à la bonne grâce des auteurs – et des tampons qui poussent à multiplier et à retrancher. Rien n’est niais, rien n’est dur : le désir du savant fou ou l’amour du tigre pour Emma, les membres coupés des héros pour créer une armée foutraque, la lâcheté des aristos puis leur excitation guerrière. Tout est élément d’une immense fantaisie, tressautante et jouissive, poussant à pleins tubes l’imagination et l’humour. Sans jamais nous perdre.
Pour échapper au fantôme de sa sœur, Auguste doit protéger Emma. Pour protéger Emma, il doit convaincre les aristos de ne pas la livrer, à grands jets patriotiques. « Il nous faut résister. » Acclamations. Puis question : « Oui, mais comment on résiste ? » Résister, euh, il faut faire une grève de la faim, euh, un grand chahut… chanter ? Être souple… tondre les femmes qui couchent avec des savants… Et la situation bascule à nouveau !
Le Premier Bal d’Emma est une merveilleuse cavalcade dessinée, toute en soubresauts, trouvailles et inventions. Où se succèdent et s’emmêlent les dessins de Sophie et Donatien, leurs (bons) mots aussi. À égalité de délires.
Le Premier Bal d’Emma, Sophie Dutertre et Donatien Mary, Éd. 2024, 132 p., 26 euros.