La colère des « forçats du bitume »

Les plateformes de livraison à vélo spéculent sur la normalisation du modèle « Uber », qui profite de vides juridiques. Mais elles doivent désormais composer avec une fronde sociale inédite.

Erwan Manac'h  • 21 juin 2017 abonné·es
La colère des « forçats du bitume »
© photo : Gregor Fischer/DPA/AFP

Avec leur casaque et leur hotte verte ou violette, selon qu’ils travaillent pour Deliveroo ou Foodora, ils sont les nouvelles mascottes de l’ubérisation. Les livreurs à vélo ont fait une entrée fracassante dans les villes françaises. Trois ans à peine après l’apparition des plateformes numériques de la « foodtech », qui proposent aux particuliers des livraisons de repas via des applications téléchargeables d’un simple clic sur smartphone, ils sont 9 000 à quadriller nos rues.

Pour les « gros rouleurs », le job peut être financièrement intéressant. « Certains gagnent jusqu’à 3 000 euros par mois, s’ils peuvent passer 10 heures par jour sur le vélo », raconte Émile, étudiant parisien, qui travaille une quinzaine d’heures par semaine chez Deliveroo pour financer ses études. Mais c’est partout la même histoire : les premiers mois, les plateformes payent leurs livreurs assez généreusement pour les fidéliser et offrir immédiatement une qualité de service honorable à leurs clients. Mais elles baissent leur rémunération après quelques mois et suppriment les primes (d’intempérie ou de week-end, notamment). Si bien que, finalement, les salaires dépassent rarement le Smic horaire.

Chez Deliveroo, le leader du marché, fondé en 2013, le livreur n’est même plus payé pendant le temps passé à attendre les commandes, bien qu’il soit tenu de camper sur une place de centre-ville pour enfourcher son vélo à la seconde où une course lui est notifiée. Le tarif, à Paris, c’est 5,75 euros la course. Son concurrent Foodora garantit encore 7 euros de l’heure, plus 2 euros par course, quand UberEats rétribue en fonction du nombre de kilomètres parcourus.

Quel que soit le modèle, les livreurs doivent rouler vite pour gagner décemment leur vie, au détriment de leur sécurité sur les routes. Tous auto-entrepreneurs, ils n’ont ni arrêt maladie en cas de chute, ni droit au chômage en cas de résiliation par la plateforme. Ils payent eux-mêmes leurs vélo et téléphone, indispensables pour travailler, ce qui représente environ 40 % de leur rémunération brute, selon une étude de Laetitia Dablanc, chercheuse à Paris-Est Ifstarr.

Et les comptes se resserrent toujours plus avec le temps, car le statut d’auto-entrepreneur prévoit, pour les chômeurs et les étudiants, une aide à la création d’entreprise qui disparaît après trois ans d’exercice (l’Accre). Pour l’écrasante majorité des livreurs, la cotisation au Régime social des indépendants (RSI) passe donc de 5 % la première année à 25 %. Ils doivent alors travailler plus – ou déclarer moins – pour gagner autant.

Passé l’enchantement des premiers mois, un profond sentiment de colère s’est installé depuis un an chez ces « forçats du bitume ». Des groupes se sont formés en ligne, sur les réseaux Facebook ou WhatsApp. À Bordeaux, en mars, un syndicat s’est créé après la suppression de la prime de week-end. Fin mars, une dizaine de livreurs marseillais ont réussi à paralyser la plateforme Deliveroo pendant trois jours, avec des revendications similaires. Une poignée de livreurs parisiens vient également de créer le Clap, Collectif des livreurs autonomes de Paris.

Ces embryons de mobilisation ont d’énormes défis à relever pour parvenir à peser face aux plateformes multinationales. Car les livreurs restent à la merci de leur employeur, qui n’hésite pas à profiter de sa position omnipotente. Ceux qui se plaignent sont immédiatement « désactivés », pour des motifs fallacieux. Idem pour les livreurs qui refusent de signer les nouveaux contrats prévoyant des baisses de rémunération.

« Quand tu as un problème, la plupart du temps, tu te tais », explique Jérôme Pimot, précurseur et principal porte-parole de la lutte des livreurs à vélo. Depuis un an et sa désactivation par Deliveroo, dix jours après avoir témoigné sur France Culture, il milite à plein temps. Arthur Hay, lui aussi, a été temporairement « désactivé » par Deliveroo Bordeaux, après avoir ouvertement critiqué l’arnaque des plateformes sur les salaires, avec treize collègues syndiqués comme lui à la CGT. Ce livreur à plein temps avait vu sa rémunération fondre de 15 euros de l’heure environ à 11,50 euros. Sans compter l’augmentation de ses cotisations au RSI. « Ce modèle n’est ni viable ni souhaitable. On s’est moqué de nous », soupire-t-il.

L’important turn-over et la mise en concurrence des travailleurs sont un autre obstacle à la mobilisation. Les courses sont distribuées par un algorithme au fonctionnement insondable, qui tient compte, pour ce qu’on en sait, de la position du livreur et de sa vitesse moyenne. Les plus zélés sont promus « capitaines » ou « ambassadeurs ». Ils restent auto-entrepreneurs mais managent une petite équipe qu’ils recrutent eux-mêmes et touchent une prime en fonction des performances de celle-ci. Leurs courses sont également payées jusqu’à deux fois plus cher.

Dans le petit monde des livreurs à vélo, le syndicalisme n’a pas non plus la cote. L’esprit « messlife » (vie de coursiers), qui valorise les durs au mal, est assez peu porté sur la politique. Même si les mordus de vélo laissent désormais place à de jeunes chômeurs qui postulent faute de mieux.

S’ils ne se donnent pas pour vocation de « rassembler massivement », les quelques livreurs activistes ont entamé un combat colossal dans lequel les plateformes ont beaucoup à perdre. Des actions en justice vont être intentées pour faire reconnaître le salariat déguisé. Un délit, que Deliveroo, Foodora, UberEats et consorts caractérisent assez grossièrement, car les livreurs sont économiquement dépendants des plateformes, qui fixent elles-mêmes leurs tarifs et leur imposent des conditions strictes : port de l’uniforme, obligation de prévenir avant un départ en vacances, horaires fixes.

Le principal argument des plateformes est que les livreurs sont libres de s’inscrire ou non sur les créneaux qu’elles leur proposent. Deliveroo communique également sur le fait que 82 % des livreurs exercent d’autres activités en parallèle, selon les chiffres maison. Par peur d’être condamnée, l’entreprise a toutefois diffusé en interne une note fixant le vocabulaire à employer par ses équipes : ne pas dire « salaire » mais « facture », pas « uniforme » mais « kit d’équipement », etc.

En délicatesse avec les juges, ces plate-formes pourraient aussi avoir des problèmes avec leurs banquiers. Car elles prolifèrent en réalité sur des vides juridiques qui leur permettent de casser les prix, temporairement. Elles économisent environ 40 % de cotisations patronales en préférant systématiquement le statut d’auto-entrepreneur à des embauches salariées. Et l’aide que l’État accorde aux auto-entrepreneurs s’apparente à une subvention indirecte de leur main-d’œuvre. De l’autre côté de la chaîne, les restaurateurs sont forcés de proposer des ristournes aux plateformes de livraison. Les coûts sont donc artificiellement réduits et « les bénéfices sont entièrement redistribués dans le développement vers de nouvelles villes, décrit Jérôme Pimot. C’est une fuite en avant. » Car tout cela ne constitue pas un modèle économique viable.

Les plateformes semblent en réalité engagées dans une bataille à la vie à la mort pour conquérir une position hégémonique qui leur permettra d’augmenter leurs tarifs, de baisser la rétribution des livreurs et des restaurateurs et d’engranger une rente confortable. C’est le pari que relèvent avec elles les fonds d’investissement. Les levées se comptent en centaines de millions d’euros (387 millions récemment pour Deliveroo), malgré le manque de transparence sur leur chiffre d’affaires et leurs bénéfices – ou plus vraisemblablement leurs déficits. La faillite brutale de Take Eat Easy l’été dernier, sans même payer le dernier mois de courses de 4 500 livreurs en Europe, a montré l’impasse économique dans laquelle s’engouffrent les plateformes.

L’équation repose en définitive sur un pari politique. Ces trublions spéculent sur la déréglementation progressive du droit du travail et la possibilité, ainsi, de profiter durablement d’une main-d’œuvre à bas coût. Ils ont de bonnes raisons d’espérer. Un article de la loi travail oblige en effet les plateformes à rembourser les frais d’une assurance privée aux livreurs qui en font la demande. Pour les syndicats de travailleurs ubérisés, cette nouveauté risque d’être synonyme d’une pérennisation du modèle Uber, avec une protection sociale au rabais, alors qu’il faudrait reconnaître une situation de salariat déguisé et aligner la protection sociale des livreurs sur celle des salariés.

Cependant, les voyants ne sont pas tous au vert pour les plateformes. La lutte des livreurs gagne toutes les villes de France, en écho à celle, tout aussi bouillante, des chauffeurs privés (VTC). Le précurseur du modèle, la multinationale Uber, connaît en effet d’énormes déboires depuis quelques mois, face à un syndicalisme qui se structure : interdiction complète en Italie et au Danemark ; requalification de chauffeurs comme salariés en Californie et à Londres ; déficit de 2,8 milliards de dollars en 2016 malgré un doublement du nombre de courses. L’heure de vérité approche pour les « Uber » de tous les secteurs.

Beaucoup de livreurs voient la contestation d’un mauvais œil, car ils ont peur de perdre leur travail. Ils sont nombreux, aussi, à ne pas vouloir troquer leur statut d’indépendant pour celui de salarié, craignant une fonte encore plus brutale de leur rémunération. « Je préférerais être salarié, mais je pense que l’ubérisation donne du travail à des gens qui n’en auraient pas trouvé sinon », se résigne Rachid [1], 20 ans, qui travaille à Marseille, où la plateforme, arrivée il y a un an, n’a encore aucun concurrent.

Livreur à plein temps pour financer son école privée à 11 500 euros l’année, Rachid a mené fin mars, avec une dizaine de collègues, la grève qui a paralysé la plateforme. La colère avait explosé « sur un coup de tête » chez les livreurs, issus pour la plupart des quartiers populaires marseillais. Lui pédale sept heures par jour, tous les jours, soit cinquante heures par semaine payées entre 1 500 et 2 200 euros, qu’il ne déclare pas pour ne pas avoir à payer le RSI.

Coincés dans cet entre-deux, les collectifs et les syndicats pensent donc dans un premier temps utiliser la menace de procédure en requalification pour obtenir des conditions plus dignes de travail et de salaire. Un combat planétaire qui donnera le ton pour tous les autres secteurs en passe d’être à leur tour ubérisés.

[1] Le prénom a été modifié.

Travail
Temps de lecture : 9 minutes

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