La Corse tentée par la préférence régionale
Une charte accordant une priorité d’embauche aux travailleurs locaux est en discussion sur l’île. L’initiative divise.
dans l’hebdo N° 1459 Acheter ce numéro
Signée le 24 mai dans une version non définitive, sous l’égide du président de l’Assemblée territoriale de Corse, l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni, la Cartula pà l’impiegu lucale in Corsica (Charte pour l’emploi local en Corse) a reçu l’approbation de l’ensemble des chambres des métiers, de commerce et d’agriculture des deux départements, Haute-Corse et Corse-du-Sud, et des syndicats CFDT et STC (Syndicat des travailleurs corses, nationaliste et premier aux élections prud’homales). Seuls le Medef et la CGT de l’île n’ont pas signé ce document rédigé en français et en corse – la co-officialité des langues est en vigueur depuis 2013.
Avec un taux de chômage de 10,5 % (et qui a progressé de 11,3 % entre 2008 et 2014, selon l’Insee, contre 3 à 4 % dans les autres régions françaises les plus touchées) et un record d’emplois précaires et de travail au noir, cette charte se veut une tentative de réponse aux problèmes spécifiques de l’emploi en Corse. Dans une région, en outre, considérée comme la plus pauvre de France (hors outre-mer), avec plus de 20 % des habitants vivant sous le seuil de pauvreté.
Promu par les nationalistes au pouvoir à la collectivité territoriale de Corse (CTC) depuis décembre 2015, le texte prévoit que les signataires, en premier lieu du côté des employeurs, s’engagent à recruter, « à compétences suffisantes », des travailleurs corses. Outre les résidents, la catégorie s’étend à tous ceux qui ont des « intérêts matériels et moraux avec le territoire » de l’île.
Cette notion, censée maintenir le lien avec les Corses de la diaspora, avait été validée par le Conseil d’État en 1981 pour les travailleurs des DOM-TOM en métropole (ayant besoin de congés bonifiés), afin de maintenir un lien avec leur territoire d’origine. Mais le critère génère des critiques, car il semble flirter avec le droit du sang : il inclut le lieu de naissance de la personne ou celui d’un ascendant, celui où a été effectuée la scolarité obligatoire, mais aussi le lieu de sépulture d’un parent.
Dans un climat toujours tendu entre l’État et la majorité nationaliste élue à Ajaccio, la Charte pour l’emploi local a été immédiatement attaquée par le préfet de Corse, Bernard Schmeltz, qui, dans une missive au ton menaçant envers les signataires, a indiqué que « toute disposition engageant l’entreprise et visant à favoriser le recrutement ou l’accès à la formation des personnes résidant en Corse ou d’origine corse pourrait être constitutive de l’infraction de discrimination à l’embauche ». Une infraction passible de condamnations au civil et au pénal. Or, c’est cette réaction pour le moins vive du préfet qui, comme l’a souligné la presse locale, « a enflammé le débat », « fait le buzz » et « permis à des journalistes parisiens de stigmatiser de façon caricaturale la Corse et les Corses ».
Jean-Guy Talamoni se défend de toute velléité identitaire ou ethniciste et rappelle que cette proposition, lancée il y a plus d’un an, est le fruit d’une longue concertation entre les acteurs socio-économiques, incluant également les directeurs des services de l’État. « La réaction excessive du préfet m’a sans doute paradoxalement aidé puisque, choqués par celle-ci, l’ensemble des acteurs, y compris ceux qui devaient être simplement représentés, sont venus en personne signer le texte ! » Mais le président de l’Assemblée d’Ajaccio pointe « le véritable procès en sorcellerie » que constituent « ces accusations de préférence ethnique ».
En effet, la charte a été conçue sur « le modèle de celle en vigueur à La Réunion depuis 2015, signée en présence du Premier ministre, Manuel Valls ». Et l’élu d’ajouter que « même la Ville de Paris a promu un texte semblable pour favoriser l’emploi des Parisiens, signé avec des acteurs économiques importants comme le groupe Casino, Sodexo, la Cogedim, et même l’armée de terre [1] ! ».
De fait, l’initiative semble populaire en Corse, dans un contexte où le mouvement nationaliste, avec ses deux tendances, indépendantiste et autonomiste, a le vent en poupe depuis le dépôt unilatéral des armes du FLNC à la mi-2014 et, consécutivement, connaît un vrai renouveau depuis son arrivée aux responsabilités par les urnes en décembre 2015 à la CTC [2]. La charte a d’ailleurs provoqué davantage de débats au niveau national que dans l’île, où, côté salariés, la CFDT l’a signée dans la continuité d’un engagement des années 1970 : « Vivre et travailler au pays ». Côté employeurs, seul le Medef ne l’a pas paraphée, « sans doute pour ne pas se brouiller avec le préfet », glisse-t-on chez les nationalistes.
Jean-Pierre Battestini, responsable de l’Union départementale CGT de Haute-Corse, fait toutefois entendre une voix dissonante. Il dénonce « la dissimulation du programme, à la fois libéral et identitaire, des nationalistes », qui, derrière cette mesure, défendent une notion ethnique du peuple corse. « Ce texte ouvre à toutes les dérives possibles de la préférence régionale, après le statut de résident et la surenchère sur la question de la langue. Car il tend à privilégier les Corses “à compétences suffisantes” – et non pas égales, comme à La Réunion. Et il demande aussi aux salariés recrutés de parler corse. »
Le danger, pour la CGT, serait d’abord que cette charte permette, à terme, des dérogations au droit du travail : « Les patrons corses font là, localement, un bon coup en termes d’image, mais ils espèrent sans doute aussi de futures baisses de charges au niveau local en échange. Les nationalistes mettent souvent en exergue les dispositions spéciales du droit du travail en Nouvelle-Calédonie, mais, là-bas, les 35 heures ne s’appliquent pas ! Et quand on voit que les chambres de commerce ou de l’hôtellerie ont signé la charte… Tout le monde sait comment cela se passe dans ces secteurs, entre précarité et travail au noir généralisés. Si l’on veut développer l’emploi local, qu’on garantisse d’abord les droits des travailleurs corses. D’ailleurs, en dehors de la question de la langue, le Front national a plutôt salué la mesure… »
Président de l’exécutif de la CTC, l’autonomiste Gilles Simeoni dément ces accusations : « Ce document, qui est encore provisoire et doit être approuvé devant l’Assemblée de Corse, vise surtout à lutter contre le recrutement de travailleurs détachés, alors que notre bassin d’emplois est par nature assez limité. Nous devons essayer tous les dispositifs novateurs contre le chômage ! » Mais, pour lui, cette charte doit aussi être un moyen de développer les filières de formation. « Nous manquons d’écoles professionnelles, par exemple d’une école hôtelière. Ce document, je l’espère, incitera à créer des formations ici. Quant à la question linguistique, il n’est pas exigé un niveau de langue pour être recruté. Ce doit être un outil de cohésion sociale et d’ouverture, qui n’a rien d’excluant mais doit au contraire encourager tous ceux qui vivent ici à s’intégrer et à faire société, qu’ils soient picards ou marocains d’origine, ou corses depuis cinq générations ! »
Dans une île où la France a fermé l’unique université (de Corte) en 1769 et n’a permis sa réouverture qu’en 1981, un texte qui encourage la formation et l’emploi au pays n’est pas sans importance. Et Gilles Simeoni de conclure : « Il suffit que cela se passe en Corse pour qu’il y ait des polémiques, comme la réaction du préfet l’a bien montré ».
[1] La charte parisienne a, elle, été souvent saluée pour sa réussite. Voir par exemple Le Parisien du 2 avril 2017.
[2] Voir « 2016, l’An de grâce des nationalistes corses », dans Politis n° 1402, du 4 mai 2016.