Laurence Blisson : « Refuser la loi du soupçon »
Pour Laurence Blisson, du Syndicat de la magistrature, le renforcement des mesures de l’état d’urgence évacue les garanties du droit pénal.
dans l’hebdo N° 1458 Acheter ce numéro
Le gouvernement élu, enferré dans un état d’urgence inefficace et dangereux que ses prédécesseurs n’ont pas eu le courage de lever, rejoue le refrain de la sortie sous conditions. Il présente un projet de loi qui procède par infiltration de l’état d’urgence dans le droit commun. En 2016, les lois des 3 juin et 21 juillet intégraient déjà dans le droit « permanent » – si dérogatoire qu’il n’a plus grand-chose de « commun » – des mesures d’assignations et de retenues administratives directement inspirées de la loi du 3 avril 1955. Le projet rendu public la semaine dernière pousse cette logique à l’extrême : assignations administratives (pudiquement intitulées « surveillance et autres obligations individuelles »), perquisitions administratives, mesures de fouilles dans l’espace public (via des « périmètres de protection »), fermeture de lieux de culte, pérennisation du fichage de tous les citoyens voyageurs, contrôles d’identité transfrontaliers élargis…
La mécanique est la même : un accroissement des pouvoirs de l’exécutif (ministre de l’Intérieur, préfets et policiers) contre des citoyens privés de leur liberté d’aller et venir, de leur droit à la vie privée et à la protection du domicile, sur la base de vagues suspicions, voire, pour les contrôles et fouilles, de manière totalement indifférenciée. Le renforcement de telles mesures – inefficaces, pendant l’état d’urgence, pour empêcher la commission d’attentats – dépasse l’entendement. Nul doute, d’ailleurs, les mêmes causes produisant les mêmes effets, que ce dispositif d’exception sera le creuset de pratiques discriminatoires et de dévoiements déjà constatés durant la COP 21 et la mobilisation contre la loi travail. Le ver est dans le fruit lorsqu’un État constitue un infra-droit pénal, « principe de précaution » entre les mains d’un exécutif qui revendique de porter atteinte aux libertés sur des suspicions, au prétexte d’accroître la sécurité collective. Le droit à la sûreté, qui protège le citoyen du risque d’arbitraire étatique, est renié lorsque les garanties du droit pénal sont évacuées. Il n’est plus question d’une infraction précisément définie, d’une enquête sourcée et intégralement retranscrite, d’un débat contradictoire préalable à la mise en examen, d’indices graves ou concordants examinés par un juge indépendant avant toute privation de liberté.
La querelle de chapelles entre juge judiciaire et juge administratif a déjà trop servi à discréditer la critique de l’état d’urgence. Le problème n’est pas le juge administratif, mais la base légale de son contrôle, le soupçon ; le caractère non systématique de son intervention, a posteriori ; la nature des éléments sur lesquels il se fonde, les notes blanches [1]. Ce nouveau texte procède à l’identique, en autorisant la perquisition ou l’assignation d’une personne dont il y aurait des « raisons sérieuses de penser que (son) comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics », parce qu’elle appartiendrait à l’entourage de personnes ou d’organisations elles-mêmes visées par la suspicion, ou soutiendrait ou adhérerait à des thèses incitant au terrorisme.
Sur ces bases floues, le contrôle juridictionnel sera tout aussi largement illusoire et inoffensif. Une dose judiciaire est d’ailleurs ajoutée dans les perquisitions, avec l’intervention d’un procureur devenu auxiliaire du préfet. Bras armé de l’exécutif, le juge le devient quand il ne condamne pas des personnes pour les délits ou crimes terroristes commis (ou en préparation), mais pour avoir manqué aux obligations d’une assignation administrative, en bref, pour une infraction pénalo-administrative. Cette nouvelle loi du soupçon nous concerne tous. Comme l’état d’urgence qu’elle parodie, elle doit susciter une opposition sans faille.
[1] Notes non datées et non signées faisant état de tous les éléments qui « prouvent », selon l’Administration, qu’un individu représente une menace pour la sécurité et l’ordre publics.
Laurence Blisson Secrétaire générale du Syndicat de la magistrature.
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