Le FN aux prises avec ses vieux démons

Derrière les règlements de comptes autour de « la ligne Philippot » depuis l’échec de Marine Le Pen à la présidentielle, se joue aussi la question financière et un débat plus stratégique qu’idéologique.

Michel Soudais  • 28 juin 2017 abonné·es
Le FN aux prises avec ses vieux démons
© photo : Martin BUREAU/AFP

Les lendemains d’élections sont durs pour le Front national. Le parti, qui avait déjà du mal à digérer l’échec de la présidentielle, doit maintenant faire face à celui des législatives. Un pourcentage au premier tour tout juste inférieur à celui de 2012, huit députés seulement au final, dont deux n’ont même pas leur carte de membre… Les espoirs d’entrer par dizaines à l’Assemblée nationale, qui motivaient les troupes il y a quelques semaines encore, se sont heurtés à la réalité électorale. Le FN qui se proclamait « premier parti de France » après les élections régionales, il y a dix-huit mois, n’est que la huitième formation en nombre d’élus au Palais Bourbon, et échoue à constituer un groupe parlementaire. Cette contre-performance n’est pas de nature à calmer la zizanie qui a gagné les rangs des cadres frontistes depuis le 7 mai.

Fait inhabituel dans ce parti verrouillé et ultra-vertical, plusieurs cadres ont fait part à la presse de leur « déception » et ont évoqué un « gâchis ». Une « déception d’autant plus forte que depuis deux ans ils étaient persuadés qu’ils allaient casser la baraque », note le sociologue Sylvain Crépon, auteur de plusieurs études sur le FN [1]. Ce dernier rappelle qu’Emmanuel Macron était même le candidat auquel Marine Le Pen voulait être opposé pour mieux imposer ses clivages : la mondialisation contre l’identité, le candidat des grands groupes contre la candidate du peuple… Or, sa prestation lors du débat télévisé du 3 mai, devant 16,5 millions de téléspectateurs, cristallise les critiques. Elle « a démobilisé » jusqu’à des « fidèles », assurent des responsables locaux. Qui critiquent aussi sa ligne « ni droite ni gauche » imputée à Florian Philippot.

Pour tenter de couper court aux critiques, tout en leur permettant de s’exprimer dans un cadre restreint et relativement verrouillé, Marine Le Pen a imposé le 20 juin, lors du premier bureau politique réuni depuis fin 2016, une discussion en sept groupes de travail. Constitués de membres de cette instance et de cadres du mouvement, ils devront rendre leurs conclusions avant un séminaire dans la seconde moitié de juillet. Les sujets traités en vue de la « refondation » du mouvement qu’elle a elle-même promise au soir du 7 mai brassent large : programme et thèmes de campagne, stratégie, fonctionnement du mouvement, animation et gestion des fédérations, organisation des campagnes électorales et réunions publiques, propagande et communication, élus et implantation locale. Cela suffira-t-il à apaiser les tensions ?

C’est possible. Du moins en apparence. Car jusqu’au congrès, dont la date a été avancée au premier trimestre 2018, bien des déconvenues et des rancœurs risquent de s’exprimer mezza voce. Plusieurs cadres s’inquiètent déjà d’une reprise en main de Marine Le Pen. Ils attendaient qu’on leur explique comment leur parti est passé d’une perspective de victoire à l’échec des 11 et 18 juin et constatent, un brin dépités, que leur « présidente », fraîchement auréolée de sa victoire dans la circonscription d’Hénin-Beaumont, présente sa maigre représentation parlementaire comme un « succès ». Dans une vidéo, diffusée à la veille du week-end dernier, elle s’appuie sur les projections les plus pessimistes réalisées au soir du premier tour pour clamer que « le FN a déjoué tous les pronostics, réalisant une belle performance, en obtenant pour la première fois au scrutin majoritaire, et dans le cadre de duels, huit députés ».

Cette réécriture flatteuse de la séquence électorale vise un but immédiat : faire cracher les sympathisants au bassinet de l’« emprunt patriotique ». Lancé après la présidentielle pour financer les législatives, celui-ci n’a pas atteint son objectif. Et le FN doit encore aider ses candidats à boucler leur compte de campagne dans les soixante jours impartis pour prétendre au remboursement de leurs dépenses, explique Marine Le Pen. Qui résume : « Les élections sont derrière nous, mais le problème du financement est devant ! » Manière d’avouer que son bilan, après sept ans à la tête du parti, n’est pas si rose. Le FN va être confronté dans les mois à venir à des difficultés financières, avec une subvention publique annuelle qui va baisser, et des ennuis judiciaires. Il attend son renvoi en procès dans l’enquête sur le financement de ses campagnes 2012 pour des soupçons d’escroquerie au détriment de l’État, et Marine Le Pen devrait être prochainement convoquée pour l’affaire des emplois fictifs d’assistants parlementaires européens.

Auprès des troupes aguerries, l’autosatisfaction passe donc mal. On rappelle, comme l’a fait l’hebdomadaire Minute (7 juin), qu’aux législatives de 1997, avec une participation électorale bien plus forte, le FN, pas encore « dédiabolisé », avait obtenu 14,94 % et non 13,2 %, qualifiant 164 candidats au second tour, contre 120 en 2017. Vingt ans marqués par une scission et ponctués de purges, de départs et d’exclusions, avec un changement de direction et de doctrine économique, n’auraient ainsi servi à rien. Alors un changement de nom, comme évoqué par Florian Philippot ? Marion Maréchal-Le Pen, qui a décidé de faire une pause dans sa vie politique, en raillait déjà l’idée en janvier : « Marine Le Pen présidente du parti des fleurs, ce sera toujours Marine Le Pen et je serai toujours Marion Maréchal-Le Pen. »

« Quand une équipe perd, il faut en changer », attaque dans L’Express, sous couvert d’anonymat, un membre du bureau politique. Les responsables de la campagne sont cités. D’autres y ajoutent les chefs de file de la « GUD connection », Frédéric Chatillon et Axel Loustau, qui œuvrent en coulisses pour Marine Le Pen et sont accusés d’entacher l’image du parti avec leur implication dans ses affaires financières et leurs sympathies néonazies. Mais les attaques les plus nombreuses visent « la ligne Philippot », qualifiée d’« absurdité » par Pascal Gannat, patron du FN en Pays de la Loire et vieux routier du mouvement. Le numéro deux du parti est accusé de « gauchir » le FN avec son « souverainisme social » et de fonctionner en mode clanique. L’annonce précipitée par ce dernier du lancement d’une association baptisée « Les Patriotes », présentée comme étant « au sein du FN » mais à laquelle il est possible d’adhérer sans être membre du parti frontiste, a mis le feu aux poudres.

Entre de nombreux cadres FN et les « philippotistes », les règlements de comptes se sont multipliés durant la campagne des législatives via les réseaux sociaux, et parfois jusque dans les médias. Le débat s’est singulièrement cristallisé sur la sortie de l’Union européenne et de l’euro, un « épouvantail pour un grand nombre d’électeurs », suivant le mot de Pascal Gannat. « La volonté implacable de notre parti à vouloir sortir de l’euro a déboussolé l’électorat qui attendait autre chose », assurait ainsi Hervé de Lépinau, candidat malheureux à la succession de Marion Maréchal-Le Pen dans la circonscription de Carpentras, après le 11 juin.

Dans une tentative de diversion, Sophie Montel, proche de Florian Philippot, a posé en débat devant le bureau politique la teneur du discours du FN sur l’immigration, qui, dit-elle, « peut être perçu comme anxiogène » dans une société où de nombreuses familles françaises comptent des membres d’origine étrangère. Une sortie qu’elle s’est chargée de médiatiser, s’attirant en retour de vives critiques. « Cette position n’engage que Mme Montel… », a rétorqué sur Twitter Louis Aliot, nouveau député des Pyrénées-Orientales, qui s’est dit fier de succéder à l’ancien OAS Pierre Sergent. « Il est toujours utile de réfléchir sur la forme. On ne parle pas du fond ici, chacun l’a compris », a répondu Sophie Montel, ouvrant un vaste débat sur le réseau social. Où Nicolas Bay, secrétaire général du FN, a ensuite rappelé une enquête de l’institut OpinionWay, le jour du second tour, selon laquelle l’immigration était le premier motif de vote des électeurs FN à 71 %. Et une autre du Cevipof, en date du 15 juin, assurant que 53 % des Français estiment qu’« il y a trop d’immigrés en France » ; une proportion qui monte à 92 % chez les électeurs du FN, 89 % chez ceux de Debout la France, 74 % chez ceux de LR, « et même 32 % chez En marche ! ».

Ces querelles, où le fond idéologique est bien moins critiqué que la forme, masquent toutefois un débat plus profond. Le député européen Bernard Monot, un des artisans du programme économique de Marine Le Pen, n’a pas été le dernier à remettre en question son discours sur l’euro et à prôner un « nouvel axe stratégique ». « Économiquement, on a raison. Politiquement, on a tort », résume-t-il, pointant le « rejet massif de deux Français sur trois au sujet de la sortie de l’euro et du Frexit ». « Le clivage est plus stratégique qu’idéologique », observe Sylvain Crépon. « Tant que la dynamique électorale était là, qu’il y avait la perspective d’un groupe important de députés, les discussions sur la stratégie ont été étouffées », analyse le sociologue. « Avec les défaites, la stratégie est réinterrogée », comme cela a été le cas à plusieurs reprises dans l’histoire de ce parti. Avec la même alternative, qu’il résume ainsi : « Prendre le pouvoir et se substituer à la droite », ce qui était le projet de Marine Le Pen à la présidentielle, ou « essayer de participer au pouvoir », ce qui suppose de « nouer des alliances et de s’asseoir sur certains fondamentaux. » Une histoire sans cesse recommencée. Qui ne trouve généralement de solution qu’avec des départs.

[1] Il a notamment codirigé avec Alexandre Dézé et Nonna Mayer Les Faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique (Les presses de Sciences Po, 2015).

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