Le pouvoir et le genre
Frédérique Matonti montre les effets inattendus de l’instauration de la parité dans la vie politique française.
dans l’hebdo N° 1458 Acheter ce numéro
En 2005, l’historienne féministe états-unienne Joan W. Scott, considérée comme la principale fondatrice des women studies [1], publiait une étude sur la genèse de la loi du 6 juin 2000 « relative à l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives » et les débats qui avaient précédé son adoption. Elle en soulignait les limites, qui imposent le principe de la « parité » seulement aux candidats et non effectivement aux élu(e)s. Mais, surtout, ce qui avait le plus « intrigué » la chercheuse était la conception « très française » d’une mesure qui ne relève ni de la discrimination positive ni des quotas, mais se veut « strictement universaliste » puisqu’elle ne remet pas en cause le principe du citoyen considéré comme « individu abstrait ». En effet, même chez les premières « paritaristes » qui portèrent le projet de loi, point d’essentialisme ni de séparatisme cherchant à accroître les droits des seules femmes comme une catégorie, seulement promouvoir un « citoyen sexué », femmes et hommes à parts égales [2].
La politiste Frédérique Matonti, non sans s’appuyer sur le travail pionnier de Scott, a voulu analyser, près de quinze ans plus tard, les effets de cette volonté paritaire telle qu’exprimée dans la loi de 2000. D’emblée, elle note qu’à partir de mai 2012 les gouvernements Ayrault, Valls et Cazeneuve (et aujourd’hui celui d’Édouard Philippe) sont tous paritaires, « signe que, dorénavant, cet impératif fait partie des règles qui président à la composition d’un gouvernement ». La loi sur la parité serait donc parvenue à remplir ses objectifs ? Loin de là, on s’en doute ! L’auteure prévient : « L’augmentation du nombre de femmes dans l’espace public, initiée par les lois sur la parité, a suscité une inflation des discours et des représentations sur l’ordre des sexes. » Mais, si beaucoup sont favorables à l’égalité, d’autres demeurent dominés « par une vision traditionnelle de l’ordre des sexes ». Elle souligne donc ce « paradoxe central » où, à côté de cette inflation de discours favorables à l’égalité, « la présence croissante des femmes » en politique « a en réalité suscité un rappel à l’ordre genré ». Certes, il sera peut-être « passager », mais il est « d’autant plus foisonnant que cet ordre semble définitivement ébranlé ».
À partir de nombreuses productions médiatiques, d’entretiens avec des journalistes politiques, mais aussi d’une longue enquête de terrain durant les diverses campagnes électorales, Frédérique Matonti livre une analyse tout en finesse sur les résistances du monde politique à s’ouvrir aux présences féminines. Elle observe aussi les « modifications de la dimension genrée des hiérarchies de pouvoir », avec notamment la restriction du périmètre de l’intime ou du privé chez les dirigeants au pouvoir, comme on a pu le voir avec les polémiques autour des relations entre François Hollande et Valérie Trierweiler, puis avec Julie Gayet. Loin de révéler un monde tendant vers la parité, l’auteure montre que les comportements sexuels des hommes politiques, autrefois inconnus du public, sont souvent considérés aujourd’hui comme une capacité à diriger les affaires de la nation, explorant ainsi les contours de la « bonne masculinité en politique ».
[1] En particulier avec son article précurseur, « Le genre : une catégorie utile d’analyse historique » (1986), in De l’utilité du genre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Servan-Schreiber, Fayard, 2012. Voir notre entretien sur cet ouvrage dans Politis n° 1223, 18 octobre 2012.
[2] Parité ! L’universel et la différence des sexes, Joan W. Scott, traduit par Claude Rivière, Albin Michel, 2005.
Le Genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des sexes en politique, Frédérique Matonti, La Découverte, coll. « Genre et sexualité », 320 p., 24 euros.