Marie-Odile Bertella-Geffroy : « En encadrant les lobbys, des catastrophes auraient été évitées »
La nouvelle association Vigilobb part en croisade contre les lobbys, fléaux de la démocratie. Marie-Odile Bertella-Geffroy explique sa genèse et ses objectifs.
dans l’hebdo N° 1460 Acheter ce numéro
Le scandale Cahuzac, le débat interminable sur la réautorisation du glyphosate et les perturbateurs endocriniens, les grands projets inutiles et imposés, les lobbys automobiles faisant fi des normes de pollution… Les histoires de conflits d’intérêts et de groupes de pression au bras long gangrènent la société, la sphère politique et donnent lieu à des catastrophes sanitaires et environnementales. Depuis novembre 2016, une idée mûrit dans l’esprit de quelques politiques, notamment l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi, lanceurs d’alerte ou médecins : concentrer leurs forces pour garder un œil sur les lobbys. L’association Vigilobb est donc née avec l’espoir de peser dans le débat public. Marie-Odile Bertella-Geffroy, spécialiste des questions de santé publique, a été confrontée au poids de ces groupes de pression dans les affaires qu’elle a instruites (scandale de l’amiante, le sang contaminé, l’hormone de croissance…). Elle atteste de la nécessité d’une expertise impartiale et d’une justice indépendante.
Quel est l’objectif de l’association Vigilobb, lancée le 20 juin ?
Marie-Odile Bertella-Geffroy : C’est une campagne de mobilisation citoyenne lancée par Michèle Rivasi, députée européenne. Son objectif est d’agir contre la toute-puissance des lobbys et l’absence d’experts indépendants, que ce soit dans les affaires financières ou celles de santé publique et d’environnement. En 2008, j’avais participé à l’après-Grenelle de l’environnement avec Corinne Lepage, chargée de la rédaction d’un rapport sur ces questions et nous avions rédigé un rapport circonstancié demandant la création d’une Haute Autorité de l’expertise et des lanceurs d’alerte. En 2012, la sénatrice Marie-Christine Blandin a déposé une proposition de loi reprenant nos conclusions, mais celle-ci a malheureusement été vidée de la quasi-totalité de son contenu. Elle a abouti à l’installation de la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement, en janvier 2017. Avec Vigilobb, nous voulons retrouver cette possibilité d’une haute autorité qui désignerait des experts indépendants.
Comment fonctionne Vigilobb ?
Nous misons sur l’information et la mobilisation autour de notre manifeste, qu’on peut signer en ligne. Notre première campagne vise la loi pour la confiance dans notre vie démocratique car elle contient des avancées sur l’exemplarité des élus, mais rien sur le lobbying. Nous voulons donc faire réagir la ministre de la Justice, et nous invitons les citoyens à interpeller les élus de leur circonscription pour espérer des amendements à ce projet de loi, ou du moins ouvrir le débat sur le sujet.
D’autres associations effectuent déjà cette mission de vigilance et de dénonciation des lobbys, comme Anticor ou Transparency International…
Certaines sont signataires de notre manifeste : Attac France, Pantoufle Watch ou le Front républicain d’intervention contre la corruption (Fricc). D’autres pourront nous rejoindre car nous voulons travailler avec tous ceux qui s’attaquent au sujet et qui souhaitent l’indépendance des experts dans ce domaine. Il y a de plus en plus de citoyens et associations mobilisés sur ces thèmes. C’est salutaire. Et je suis bien placée pour le dire, car si le pouvoir de ces lobbys avait été dénoncé efficacement auparavant, un grand nombre de catastrophes que j’ai instruites en tant que juge d’instruction auraient pu être évitées.
Quelles priorités avez-vous identifiées ?
Nous demandons la mise en place d’un délai de carence de cinq ans pour éviter les conflits d’intérêts, le pantouflage et fermer ce qu’on appelle les « portes tournantes », c’est-à-dire empêcher les allers-retours entre public et privé. Il faut dire qu’avec une telle loi quelqu’un comme Emmanuel Macron n’aurait pas pu arriver aussi vite au gouvernement. Ensuite, nous voulons un pôle d’expertise indépendant car c’est un enjeu crucial pour les dossiers de santé publique et environnementale. Exemple : les essais cliniques à Rennes qui ont causé la mort d’un patient et l’hospitalisation de cinq autres en janvier 2016. La responsabilité des experts du centre de recherche Biotrial a été pointée du doigt car plusieurs animaux étaient morts lors des tests préalables. Il faut ajouter que, selon certaines enquêtes de journalistes, 75 % des experts auraient des liens avec l’industrie.
Parmi les premiers signataires du manifeste de Vigilobb, on retrouve beaucoup de personnalités liées à la santé, tels que le pneumologue Philippe Even, l’ancien secrétaire d’État et médecin François Autain, Irène Frachon, lanceuse d’alerte sur l’affaire du Mediator… Est-ce l’un des domaines où les lobbys sont les plus présents ?
Les laboratoires pharmaceutiques sont partout ! Pour une question d’influence sur les décisions de santé, mais aussi de finances, car il y a très peu de budgets publics pour la recherche scientifique. J’espère que Vigilobb permettra de créer cette entité d’experts indépendants, responsables et pluridisciplinaires ; en effet, il y a plusieurs compétences indispensables qui se croisent quand il s’agit de santé publique et environnementale. Mais je ne suis pas sûre que notre demande soit bien accueillie au ministère de la Santé : la première tâche de la nouvelle ministre, Agnès Buzyn, de rendre obligatoire onze vaccins n’est pas rassurante. D’autant plus que parmi eux, il y a celui contre l’hépatite B, alors que la Cour de justice européenne a rendu un arrêt le 21 juin concernant cette vaccination et son lien avec la sclérose en plaques, estimant que le lien de causalité peut être la conjonction d’indices graves, précis et concordants , même en l’absence de certitude scientifique.
Ces groupes de pressions empêchent-ils également la justice de jouer son rôle sur les affaires de santé publique ?
En France, le parquet n’est pas indépendant et ces affaires de santé publique ne sont pas désirées au pénal. Dans les dossiers que j’ai instruits en tant que juge d’instruction au pôle de santé de Paris, j’ai toujours été confrontée aux trois mêmes phénomènes : le pouvoir des lobbys, le manque d’indépendance des experts conseillant les décisionnaires de santé et le manque d’écoute des lanceurs d’alerte. La justice a ses propres experts judiciaires figurant sur chaque liste de cours d’appel et sur une liste de la Cour de cassation, qui peuvent être nommés par les juges dans chaque domaine (médecine, aéronautique, finance…). Chaque fois que je suis parvenue à avancer sur un dossier, c’est grâce à des experts indépendants. Pour l’affaire pénale de l’hormone de croissance, une pharmacienne-statisticienne totalement indépendante a réalisé un travail considérable en reconstituant toutes les distributions de lots et en identifiant les lots contaminés de cette hormone sur les trois années de mauvaise fabrication.
La situation en France est-elle particulièrement inquiétante par rapport aux autres pays européens ?
La création, en 2006, de l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN), autorité administrative indépendante, est une avancée de l’information experte à la fois des décisionnaires et du public. À part cela, il y a peu de signes encourageants. Au niveau européen, il y a de vraies difficultés. Il est envisagé actuellement un possible renouvellement de l’autorisation du glyphosate pour dix ans. Pour le moment, la position française reste ferme sur la non-réautorisation de cette substance, mais c’est à suivre dans les prochaines semaines. À la Commission européenne, les lobbyistes sont partout mais sont bien identifiés, avec un statut et une carte de lobbyiste. En France, rien de tout cela. Il n’existe pas de statut du lobbyiste et tout se fait dans l’opacité la plus totale et cela est encore plus dangereux.
Marie-Odile Bertella-Geffroy Ancienne magistrate, aujourd’hui avocate.