Paul Quilès : « La bombe reste un dogme religieux en France »
L’évolution du monde depuis cinquante ans semble n’avoir aucune prise sur la doctrine française de dissuasion nucléaire, déplore Paul Quilès, qui milite pour son abandon.
dans l’hebdo N° 1458 Acheter ce numéro
On peut être patriote et pacifiste sans être « bêlant », clame Paul Quilès. Il fait partie, avec le général Bernard Norlain, notamment, des rares moutons noirs ayant assumé de hautes fonctions dans le secteur de la Défense nationale et qui sont cependant opposés à la bombe. Il publie régulièrement sur le sujet (paul.quiles.over-blog.com) et guette les premiers pas d’Emmanuel Macron dans le domaine de l’arme nucléaire.
En dépit de votre parcours et de votre notoriété, votre activisme en faveur d’un désarmement nucléaire semble inaudible. Comment l’expliquez-vous ?
Paul Quilès : En effet, ça n’intéresse personne en France ! Je suis certes régulièrement invité à m’exprimer à diverses tribunes, mais la question ne sort pas d’un cercle fermé de spécialistes et de militants. L’unique débat national sur l’arme nucléaire date de 1995, alors que Jacques Chirac voulait relancer une campagne d’essais sur la bombe dans le Pacifique, ce qui avait créé une très forte émotion à travers le monde.
En 1997, alors président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, j’ai obtenu un débat au moment où le gouvernement abordait la modernisation des missiles des sous-marins. Les échanges ont été assez violents. Je prônais une désescalade nucléaire, mais le terme de « dissuasion » n’a même pas émergé : pas question de discuter de la doctrine qui justifie l’arme nucléaire. Le Livre blanc sur la défense remis à François Hollande en 2013 ne l’interroge pas plus.
En effet, la dissuasion est l’un des fondements de la Ve République, figé par le général de Gaulle, qui a instauré le président comme seul décideur du déclenchement du feu nucléaire. Depuis, dans l’entourage des Affaires étrangères et de la Défense, on répète les même antiennes sur « l’assurance vie » de la France, la sauvegarde « de ses intérêts vitaux », d’inviolabilité du « sanctuaire national », etc. Le dogme est considéré comme définitivement acquis, le principe de la dissuasion n’est jamais remis en cause. Une posture religieuse, à l’instar de l’Église catholique, qui veut bien débattre du mariage des prêtres mais jamais de l’existence de Dieu !
Les menaces internationales ont pourtant changé de nature en cinquante ans. La doctrine d’engagement de l’arme nucléaire n’évolue-t-elle pas ?
Oui, mais tout se passe comme s’il s’agissait de justifier de l’utilité de la bombe quelles que soient les circonstances. Un haut responsable m’a un jour affirmé que le concept de dissuasion nucléaire était « solide mais flexible ». J’en ai recensé une douzaine d’acceptions [1]. Par exemple, on ne s’en tient plus à la doctrine du « non-emploi » (la seule perspective d’une rétorsion par la bombe se suffirait à elle-même). On définit des usages « tactiques », « stratégiques » – et même « pré-stratégiques » ! On m’a expliqué cette dernière notion quand j’étais ministre de la Défense : elle visait les hordes de chars soviétiques en Europe centrale, en guise d’avertissement. Un haut gradé de l’état-major des Armées affirmait récemment qu’il fallait désormais corréler le concept de dissuasion nucléaire à la menace de Daech. C’est-à-dire tirer des missiles nucléaires dans le désert pour effrayer les terroristes !
Et quand j’interroge l’utilité de maintenir trois vecteurs coûteux pour les frappes – la marine, le terrestre et l’aviation – on me rétorque qu’il s’agit d’un surcroît de souplesse. Le Royaume-Uni a pourtant décidé de se passer de l’aviation. En France, les ministres successifs l’ont répété : « Le débat est clos. »
Le traité d’interdiction des armes nucléaires en préparation a-t-il un impact sur la position de la France ?
Pour le moment, c’est la critique et l’indifférence. L’ambassadrice Alice Guitton, représentante permanente de la France pour le suivi du Traité de non-prolifération (TNP), a jugé qu’il mettait en péril le bon fonctionnement « pas à pas et consensuel » de ce dernier, qui prévoit certes un désarmement nucléaire mais que les pays dotés de la bombe bloquent, y compris la France, en dépit de ses dénégations !
Ainsi, à l’heure actuelle, on discute de la modernisation des vecteurs des missiles nucléaires M51 – avion Rafale, sous-marins lanceurs d’engins –, pour un budget de 6 à 7 milliards d’euros. Comme dans les années 1940 ou 1980, on ne sort pas de la course folle à l’armement comme seul moyen de se défendre !
Voyez-vous Emmanuel Macron, qui se réclame d’une vision moderne, se départir du dogme nucléaire français ?
Je lui ai écrit une lettre la veille de son investiture, avant le rituel de la « passation des codes nucléaires », lui enjoignant de saisir l’occasion d’abandonner ces concepts éculés datant de la guerre froide, et de placer la France à la tête du mouvement visant à libérer le monde des armes nucléaires. Les premiers signes ne sont pas favorables, car les cabinets ministériels comprennent de nombreuses personnes convaincues par le dogme. Et voilà que le ministère de la Défense s’appelle maintenant « des Armées ». La dénomination date du début de la Ve République, je ne pense pas que ce soit anodin. Cela peut signifier que la définition de la politique de défense et de sécurité de notre pays sera confinée entre les mains du Président.
[1] Arrêtez la bombe ! Paul Quilès, avec Bernard Norlain et Jean-Marie Collin, Le Cherche-Midi, 2013.
Paul Quilès Ministre de la Défense de 1985 à 1986, et président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale de 1997 à 2002.