Royaume-Uni : « Corbyn suscite un vrai engouement »
Alors que les élections législatives ont lieu ce jeudi, les conservateurs sont désormais talonnés par les travaillistes de Jeremy Corbyn. Spécialiste du Royaume-Uni, Thierry Labica analyse les raisons de cette spectaculaire remontée.
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C’est l’une des prérogatives du Premier ministre britannique que de pouvoir convoquer les élections législatives quand bon lui semble – c’est-à-dire quand le moment est stratégiquement le plus propice pour son camp politique. En avril, s’apprêtant à négocier avec l’Union européenne les modalités du Brexit et se présentant à la tête d’un gouvernement conservateur « fort et stable », Theresa May avait souverainement décidé de fixer le scrutin au 8 juin, alors que Jeremy Corbyn continuait, du fait de son positionnement très à gauche au sein du Labour, de subir des attaques aussi bien de la part des médias dominants que des principaux élus et cadres de son parti, la plupart adhérant à la ligne sociale-libérale du New Labour de Tony Blair. Avec près de 25 % d’avance dans les sondages, ces législatives étaient données « imperdables » pour les Tories. Un mot qui semble désormais porter malheur à droite des deux côtés de la Manche.
En effet, avec un programme très progressiste, n’hésitant plus à critiquer l’austérité budgétaire ni même à promettre des nationalisations, Jeremy Corbyn connaît depuis un mois une adhésion populaire impressionnante, en particulier auprès des jeunes, premières victimes de la précarité généralisée au Royaume-Uni. À tel point que les grandes enquêtes d’opinion les plus favorables ne le placent désormais plus qu’à 4 points derrière les conservateurs, rendant la victoire de ces derniers incertaine. Thierry Labica revient ici sur la forte adhésion populaire que suscitent Jeremy Corbyn et son programme de réduction des inégalités.
Le Labour de Corbyn semble réussir sa campagne, en dépit de ce qui était annoncé au moment où Theresa May a décidé de convoquer des élections générales. Pourquoi ?
Thierry Labica : Pour les conservateurs, tout semblait joué d’avance puisqu’ils étaient donnés en tête dans les sondages d’environ 24 points. L’élection s’annonçait catastrophique pour les travaillistes, les Tories pensant qu’ils n’auraient même pas à faire campagne ! Et ils étaient d’autant plus confiants que, depuis deux ans, Corbyn a été la cible d’une forte hostilité médiatique. Ce n’est pas moi qui le dis, mais plusieurs chercheurs qui ont étudié ces faits dans des travaux académiques, comme j’ai essayé d’en rendre compte dans quelques-uns de mes récents articles [1]. Il a aussi subi une hostilité interne au Parti travailliste, qui a en quelque sorte préparé le terrain de manière très efficace aux conservateurs, puisque le cercle parlementaire du Labour ne voulait qu’une chose : se débarrasser de Corbyn à la tête du parti. Ces élus travaillistes disaient même quasi ouvertement que, n’ayant pu empêcher les deux élections successives de Jeremy Corbyn à la direction du parti, les conservateurs allaient s’en charger puisque la tradition veut que le leader s’en aille en cas d’échec aux élections générales.
Et pourtant, depuis, les ennuis se multiplient pour les Tories…
Oui, car les travaillistes ont sorti un manifeste qui, contrairement à ce qu’on leur reprochait auparavant, est chiffré sur divers sujets : la santé, les crèches ou d’autres mesures. Certes, un matin sur la BBC, Corbyn a eu un gros trou de mémoire sur le coût de son programme de développement des crèches, mais plusieurs dirigeants conservateurs, à l’instar de Michael Fallon, ancien ministre de la Défense, se sont ridiculisés dans plusieurs interviews sur des réformes centrales de leur programme.
Surtout, ce qui a fait très mal, c’est que, depuis un mois, Corbyn monte dans les sondages et que Theresa May refuse toutes les propositions de débat avec lui. Le 29 mai, il y a eu un débat télévisé avec toutes les forces politiques se présentant à ces élections et, là encore, elle s’est fait représenter par une dirigeante conservatrice qui est apparue comme une caricature de son parti, celui qu’on appelle le « nasty party », c’est-à-dire le « méchant parti ». Or, cette dirigeante avait perdu son père deux jours avant, et elle a quand même dû représenter les Tories à la place de la Première ministre : c’est apparu dans l’opinion comme une démission en rase campagne !
Ce sentiment de fuite est encore renforcé par la façon dont Theresa May fait campagne en répétant inlassablement les mêmes éléments de langage, qui sont devenus l’objet de moqueries incessantes aujourd’hui. Enfin, dans les propositions que font les Tories, toute une série de mesures sont perçues comme d’une grande brutalité sociale, à l’égard notamment des personnes handicapées, des très bas revenus (qui sont déjà dans une situation dramatique) – en voulant instituer une taxe sur le prix du fuel de chauffage – ou des personnes âgées en situation de dépendance. Or, face à cela, Corbyn continue de faire des meetings qui sont fréquentés par une quantité de personnes jamais vue auparavant.
Ce Labour de Corbyn ne montre-t-il pas la voie d’un renouveau de la social-démocratie européenne ?
Il est évidemment difficile de tirer des conclusions trop ambitieuses ou rapides. Mais force est de convenir qu’on assiste, avec Jeremy Corbyn, à un vrai engouement, avec un potentiel de dynamique et de réinvestissement de l’activité politique, alors qu’on pense partout que les partis de la gauche historique sont dans une crise terminale et structurelle de crédibilité. Cette expérience travailliste montre, de manière encore embryonnaire, que tout n’est pas joué en ce sens. Et ce qui se passe en Grande-Bretagne n’est pas très éloigné de ce qui s’est passé avec Bernie Sanders aux États-Unis ou en France autour de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. La critique de l’austérité mais aussi la question de la justice fiscale ou de la redistribution des richesses se posent dans des termes nouveaux au regard de la crise, et gagnent vraiment du terrain dans les opinions publiques.
Si l’on ajoute à cela la question environnementale, tout laisse à penser qu’il y a une réelle remontée de la gauche en général. Mais, en ce qui concerne le parti travailliste, on voit la possibilité, avec Corbyn, d’une reconstruction d’un mouvement, sinon de masse, du moins puissant. Quand on regarde la trajectoire de Corbyn ou de son second, John McDonnell, on voit que ce sont vraiment des hommes qui viennent de la gauche radicale anglaise, qui n’avait pas droit de cité il y a dix ans au sein du Parti travailliste.
Cet élan à gauche peut-il s’inscrire dans la durée ?
S’il y a une grosse surprise aux élections jeudi, on peut se prendre à espérer un retour de la gauche sur du long terme, et d’une vraie gauche. Il se passe vraiment quelque chose en ce moment. Dans les débats télévisés, Corbyn est applaudi à tout rompre et les gens rient ou huent à chaque fois que les conservateurs développent leurs arguments. De même, dans la presse dominante, après des mois, voire des années, d’attaques sans nom contre Corbyn, on voit les journalistes devenir plus prudents et le traiter avec davantage d’égards. Par contre, si les travaillistes perdent et que le groupe dirigeant du Labour parvient à se débarrasser de Corbyn, il faudra voir ce qu’il advient des quelque 400 000 personnes qui, depuis deux ans, ont rejoint le parti autour de sa candidature. Cela risque de créer un phénomène de dispersion et de découragement encore plus grand.
[1] Voir notamment « Détruire l’ennemi : les conservateurs et les forces médiatiques », Contretemps, décembre 2016.
Thierry Labica Maître de conférences à Paris-X-Nanterre.