Russell Banks : Au fil du temps
Entre observations du monde et réflexions introspectives, entre Caraïbe, Amérique, Afrique et Himalaya, Russell Banks raconte ses périples.
dans l’hebdo N° 1460 Acheter ce numéro
En 1988, l’écrivain américain Russell Banks est professeur à l’université de Princeton. Auteur de six livres à succès, il reçoit alors une commande alléchante du magazine Condé Nast Traveler. Pendant deux mois, pour le compte du journal, Banks parcourt trente îles de la Caraïbe. Régulièrement, il rédige un texte où il retrace ses impressions. Là, l’écrivain, qui avait déjà vécu à la Jamaïque entre 1976 et 1977, expérience dont il avait tiré Le Livre de la Jamaïque, raconte les contrastes entre îles anglophones, francophones et néerlandaises, s’amuse de l’attitude des touristes américains qu’il croise, déplore les effets du tourisme de masse sur l’environnement et les relations sociales, décrit la monotonie des villages, les variations des couleurs de la mer et du sable.
Trente ans plus tard, avec Voyager, Russell Banks reprend le texte écrit à l’époque. Avec le recul, il l’arrange, le densifie, l’agrémente d’autres essais rédigés aux quatre coins du monde, au Pérou, en Alaska, aux Seychelles, dans l’Himalaya, à l’île de Gorée. Chemin faisant, Banks affine certaines réflexions qui depuis ont parcouru son œuvre. Il y est question de nature, de réchauffement climatique, de globalisation, d’analyse des enjeux raciaux et des mémoires de l’esclavage. Banks, qui affirmait récemment au journal Libération son sentiment parfois coupable de se compter parmi les Blancs américains, ces êtres qui « ne réalisent pas l’incroyable pouvoir qu’ils ont sur le monde », voit dans son expérience jamaïcaine l’origine de son interrogation sur les catégories raciales et l’obligation qu’il se reconnaît de se confronter « à la superposition des contextes sociaux et raciaux ». Repris aujourd’hui, les récits caribéens de l’auteur sont pétris par cette exigence. À Sainte-Croix, dans un musée installé au cœur d’une plantation, Banks critique avec justesse la mise en valeur du passé colonial. Les esclaves ont disparu. On cherche à procurer « un plaisir esthétique » alors que le lieu ne devrait être qu’un monument commémoratif « de l’incroyable et honteuse inhumanité de l’homme envers l’homme ». Sur l’île, la réécriture de l’histoire humilie et « les mensonges sur le passé camouflent le présent ».
Patiné par le temps, les récits de voyage de Russell Banks le sont aussi pour leur dimension proprement autobiographique. Livre hybride, l’ouvrage alterne entre descriptions quasi journalistiques et plongées dans l’expérience de l’auteur. Dans les îles Caraïbes encore, Banks est accompagné de celle qui sera sa quatrième épouse, la poète Chase Twichell. Tout au long de leurs promenades, il lui fait la cour et lui raconte ses précédentes unions. La narration est hantée par les fantômes des ex-femmes et les erreurs de jeunesse. La mélancolie s’installe, les regrets inondent le récit et l’heure du bilan sonne à la porte. Russell Banks a 77 ans. « Si je ne suis pas encore assez près du rivage de la mort pour voir les vagues se briser, je les entends s’écraser sur le sable. »
Voyager, de Russell Banks, traduit de l’anglais (américain) par Pierre Furlan, Actes Sud, 320 p., 22,50 euros.