Une fiction terriblement d’actualité
Plus qu’une série d’espionnage, Le Bureau des légendes est une chambre d’écho des événements liés au terrorisme international, avec une volonté de crédibilité. Mais qu’en retient le spectateur ?
dans l’hebdo N° 1459 Acheter ce numéro
L’agent secret a le visage émacié, les épaules brûlées, le ventre en feu, la gorge sèche. Il passe d’une boîte-cercueil à une geôle qui transpire les cris des disparus. Il cesse de s’alimenter… C’est plus qu’une performance d’acteur à laquelle se livre Mathieu Kassovitz, car, à travers le personnage de Malotru, alias Paul Lefebvre, alias l’agent Guillaume Debailly, se devine le sort des otages de Daech.
La troisième saison du Bureau des légendes, série de fiction produite par Canal + et diffusée depuis le 22 mai, poursuit cette mission : montrer des images de l’État islamique (EI), sa géographie, ses membres, un peu de son fonctionnement. Dans la série, les activités de renseignement sur le désarmement nucléaire iranien, les liaisons dangereuses avec la CIA, le Mossad ou les services secrets maghrébins passent au second plan derrière le traitement de l’EI et de la guerre en Syrie.
L’écriture de la première saison, diffusée après les attentats de janvier 2015, avait commencé avant. Entre la saison 1 et la saison 2, il y a eu les attentats de Paris. Entre la 2 et la 3, l’attentat de Nice… Quel meilleur moyen de redorer le blason des services de renseignements français, mal en point dans l’opinion depuis les affaires des Irlandais de Vincennes ou du Rainbow Warrior jusqu’à la surveillance des « fichiers S », que de les opposer à l’ennemi international numéro 1 ?
Dans la saison 2, Mathieu Kassovitz joue aux échecs avec un bourreau de l’EI, français de surcroît. Cette mise en scène est aussi une prise de risque : comment montrer les compétences de l’agent et du service qui le pilote sans l’héroïser complètement, c’est-à-dire en restant crédible ? Comment mettre en scène les soldats de l’EI sans les déréaliser ? Comment ne pas faire d’un conflit en cours un objet de spectacle ? Ce n’est pas tant le réalisme du Bureau des légendes qui frappe que sa résonance avec l’actualité. Mais qui peut réellement prendre la mesure de sa précision sur des sujets secrets comme les renseignements, peu maîtrisés comme le conflit en Syrie, ou mal connus comme le jihadisme ?
« Plus qu’une fiction d’espionnage, Le Bureau des légendes […] est un regard lucide et précis porté sur une tragédie que l’on voudrait ignorer et qui se rappelle sans cesse à nous, écrit sur son blog Pierre Sérisier, critique au Monde. Si, depuis le début, Éric Rochant a pris quelques libertés avec la réalité du métier d’agent de la DGSE, sa série présente un avantage essentiel : elle se montre d’une grande précision sur la situation qui règne en Syrie, en Irak et plus largement dans toute la région proche-orientale. Les enjeux, les forces en présence, les stratégies sont décortiqués au point de devenir un petit précis de géopolitique locale. » Pédagogique à l’excès pour certains spectateurs avertis, qui parviennent à déceler dans une écriture ciselée ces scènes destinées à informer le spectateur. C’est assumé jusqu’à en jouer : « On vous a dit que j’étais nulle en technique ou quoi ? », lance Marie-Jeanne Dutilheul (Florence Loiret-Caille), devenue responsable du Bureau des légendes après le départ sur le terrain d’Henri Duflot (Jean-Pierre Darroussin), à un technicien qui lui explique un processus de pistage.
Le volet pédagogique a des limites : que retient effectivement le spectateur de l’avancée de la guerre en Syrie devant cette carte commentée en arabe par un dignitaire européen peu engagé (voir encadré) ? « Les belligérants définis dans cette synthèse sont réduits à des postures binaires, les gentils contre les méchants, les sunnites contre les chiites, les Saoudiens qui financent les gentils rebelles, et l’État islamique qui se trouve bien isolé », ironise Chems Akrouf, expert en renseignement et en intelligence stratégique (1). Si Pierre Sérisier admet que certaines scènes sont « un tantinet démonstratives et explicatives », il trouve au contraire que la série réclame « une connaissance assez solide de la situation dans la région ».
Spécialiste des questions de sécurité et de renseignement au Parisien et coauteur d’Où sont passés nos espions ? Petits et grands secrets du renseignement français, Éric Pelletier estime que Le Bureau des légendes « use de petits artifices scénaristiques mais donne un écho troublant des fractures qui traversent notre société face à la guerre en Syrie et au terrorisme international. » Écho à répartir, d’ailleurs, sur les trois saisons : la première démarre avec le retour de Syrie de l’agent Malotru, qui a fait du renseignement à Damas pendant six ans. Il y est tombé amoureux de Nadia El Mansour, universitaire syrienne qui viendra en France jouer les médiatrices entre les équipes de Bachar Al-Assad et l’opposition syrienne. On la donnerait plutôt plus proche de cette dernière. D’autant qu’elle est faite prisonnière dans la deuxième saison par des hommes de main du dictateur, aidés par les Russes. La série sort alors des sentiers de la diplomatie. Idem avec le sort des combattants kurdes qui jouent les fantassins pour les services français sur le terrain du conflit dans la troisième saison. « Autre enseignement de cette saison : la présence dans les rangs de l’EI d’anciens cadres de Saddam Hussein », souligne Éric Pelletier.
Bien malin qui pourra dire si Le Bureau des Légendes défend une vision identifiable de l’évolution de la guerre en Syrie sur l’ensemble des trois saisons. D’autant que la série fait l’impasse sur les volets politique et médiatique. Les agents de la DGSE sont filmés à huis clos, sourds ou hermétiques aux informations qui pourraient leur parvenir du gouvernement. Comme si leur rôle dans tel ou tel pays n’était pas directement connecté avec le Quai d’Orsay. On n’imagine pas pareille série aux États-Unis sans une référence à la Maison Blanche. Le Bureau des légendes se situe de nos jours, mais sous quelle présidence ? Pas de référence directe non plus à la loi sur le renseignement, aux dispositifs anti-terroristes ou à l’état d’urgence. Sauf un mot-clé, « Imsi-catcher », qui sonne comme une piqûre de rappel pour les militants opposés à la loi renseignement.
Éric Pelletier reconnaît néanmoins avoir appris « des petites choses, notamment sur les techniques de filature », et garantit un « réalisme troublant jusque dans la reconstitution de la salle de crise de la DGSE et les rivalités ou la non-coopération avec la CIA ». Mais il se dit surtout « surpris d’avoir été ainsi tiré de son quotidien de journaliste spécialisé par le récit et son intensité dramatique ».