Al Hoceima : Au son des youyous, « liberté, dignité et justice sociale »
Le 20 juillet, la manifestation du mouvement Hirak, à Al Hoceima, interdite par le pouvoir, a été durement réprimée. La présence féminine y était remarquable. Reportage
dans l’hebdo N° 1464-1466 Acheter ce numéro
Les femmes marocaines paraissent pourtant bien paisibles lorsqu’on les croise un jour banal dans les rues d’Al Hoceima. Leurs visages hâlés, au regard ensoleillé, sont souvent cerclés d’un tissu léger. Mais, ce 20 juillet, ces femmes prétendument « soumises » se sont postées avec aplomb devant les unités de la police anti-émeutes et ont levé le poing au ciel, hurlant de tout leur souffle : « Liberté, dignité et justice sociale ! »
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Youyous en écho, les cris des « Hajja », au physique ridé et maternel, ont résonné dans les ruelles : « Makhzen, méfie-toi, nous sommes tous des Zefzafi ! » Les plus jeunes, au look souvent européen, se sont élancées à l’assaut du pouvoir en s’époumonant pour la libération des prisonniers politiques, contre la militarisation du Rif et la corruption de l’État. Quand, dans un chant uniforme, la voix des hommes s’est mêlée à la leur pour lancer l’injonction suprême : « Le peuple exige… », le champ des possibles a paru infini. Le pouvoir marocain a tremblé : sa police a chargé [1]. En rangs serrés, ankylosées dans leur armure des grands jours, les forces de l’ordre ont tout tenté pour empêcher l’union de la population, descendue en masse dans les rues à l’appel de Nasser Zefzafi, le leader du Hirak emprisonné.
Ce 20 juillet, c’était aussi le jour de commémoration de la première victoire du héros local, Abdelkrim el Khattabi, sur les troupes coloniales espagnoles en 1921. Mais le peuple d’Al Hoceima, petite ville de 15 000 habitants, n’a pas eu l’autorisation d’exiger quoi que ce soit. L’État le lui a interdit.
Partout dans la ville, les femmes se sont mises à courir au milieu des hommes, victimes comme eux des gaz lacrymogènes et de la violence policière. Bousculées par les forces de l’ordre – visiblement hésitantes devant elles –, les manifestantes se sont réfugiées dans les halls d’immeuble, ouverts par solidarité. Là, d’autres mères de famille ont pris en charge les blessés, distribuant des oignons, censés atténuer l’effet du gaz. Au coin d’une ruelle, une quinquagénaire s’essuie les yeux avec son voile : « J’ai tiré un jeune garçon qu’ils ont failli écraser avec leur camion. Ce sont nos fils ! », hurle-t-elle. Deux autres femmes s’engouffrent dans une cage d’escalier. Houda, 19 ans, au bord du vomissement, passe du Coca-Cola sur son visage : un remède miracle contre les effets irritants des lacrymos, découvert place Tahrir, en Égypte, lors du Printemps arabe. « Ils m’ont privée de mon père ! », lance la jeune femme, une blessure d’amour au fond des yeux.
Houda est la fille de Mohamed Jelloul, l’un des leaders du Hirak. « On me l’a pris pendant cinq ans, il n’est resté que 45 jours en liberté ! », s’émeut-elle. Jelloul est un ancien militant de l’Association marocaine des droits de l’homme, il a été une des têtes de file du mouvement du 20 février 2011. Pour cela, il a été condamné à huit années de prison. « Cette sentence était injuste ! », s’écrie sa fille, révoltée. Il venait de purger sa peine – ramenée à cinq ans – quand les policiers sont revenus le chercher en plein cœur d’Al Hoceima.
Houda aussi a été arrêtée. La police l’a sommée de signer un document l’engageant à ne pas redescendre dans la rue. Elle a refusé. « Je n’ai peur ni de la prison ni de la mort. Je n’oublie pas les revendications sociales, mais il n’y aura pas d’apaisement sans la libération des prisonniers », promet-elle, les yeux rougis, ouvrant la porte en ferraille avant de disparaître avec sa mère dans la foule.
Dans une autre partie de cette ville du bord de mer, Nawel Benaissa vient d’être emmenée à l’hôpital, blessée par la police. Cette mère au foyer de 36 ans, que nous avions rencontrée la veille du rassemblement, est l’une des meneuses du mouvement Hirak. « Je faisais souvent ma “révolution” devant ma télévision, et puis, lorsque j’ai appris la mort de Mouhcine Fikri, j’ai décidé de m’engager », confie-t-elle, assise au fond d’une voiture sur un parking sombre, son fils de 3 ans dans les bras. « Au début, nous n’étions qu’une dizaine de femmes, mais, après la vague d’arrestations, nous avons été massivement rejointes. » Son aîné de 13 ans scrute les alentours, angoissé par les menaces qui pèsent sur sa mère. « Je reçois des appels anonymes me disant que, si je redescends dans la rue, je ne reverrais jamais ma maison. J’ai été arrêtée trois fois déjà. Ils ne m’ont pas menacée de viol, comme Silya, mais ils m’ont parlé vulgairement », se souvient Nawel.
Dans le monde arabe, les femmes qui se mobilisent sont souvent victimes d’accusations et de pressions à caractère sexuel. « Tu as écarté tes jambes à tout-va et après tu viens faire des revendications ? », auraient dit des policiers à la chanteuse du Hirak, selon son avocate, Souad Abraham, venue elle aussi manifester. « Ils l’ont prise en photo en sous-vêtements avec leurs téléphones portables ! », s’indigne-t-elle.
« J’ai plus une sensation d’humiliation que de peur, avec le sentiment de vivre dans un pays obscur, reprend Nawel. Pourtant, nous ne faisons rien de mal, nous ne cassons rien, nous revendiquons des droits légitimes. »
Les cheveux lissés et décolorés, Nawel fait partie de ces nombreuses femmes qui n’ont pas pu accéder aux études supérieures, « faute de moyens ». « Alors je me suis mariée. Je ne suis pas malheureuse, mais cette situation m’a été imposée par les circonstances sociales de notre région. Ici, les femmes ne peuvent avoir aucune ambition, à part le bac et le mariage. » Pour celles qui parviennent à décrocher le diplôme, car, « d’après un rapport officiel paru en 2010, sur 26 000 filles qui étaient en primaire, seules 95 ont été jusqu’au bac ! », rapporte Zohra, 49 ans, cofondatrice de l’Association forum des femmes au Rif (AffaRif). Est-ce donc si étonnant de voir les femmes manifester ? « Dans le Rif, ce n’est pas nouveau », répond la militante, arrêtée à Al Hoceima après « l’Intifada du pain » en 1984.
Ce 20 juillet, Zohra a croisé dans la foule la mère de Mohamed Jelloul : « On se connaît parce qu’elle a participé à notre programme d’alphabétisation », explique celle qui a eu la chance – grâce à son frère aîné – d’étudier à Rabat, la capitale. En revenant vivre à Al Hoceima, Zohra a ouvert en 1998 un lieu de rencontres pour femmes : « On n’avait pas accès à l’espace public, ni à aucun lieu pour nous retrouver. » Avec ses amies, « diplômées au chômage » comme il y en a tant dans le Rif, « nous avons cherché à transmettre nos idées d’égalité, acquises à l’université. On voulait toucher les habitantes des campagnes, difficiles à atteindre, alors nous sommes allées dans les souks de femmes. »
À l’époque tribale, les souks permettaient le maintien du commerce entre les tribus qui se faisaient la guerre. Pendant que les hommes se battaient, les femmes assuraient la survie de leurs tribus respectives. Aujourd’hui quasiment disparus, ces souks témoignent du rôle primordial des femmes dans la vie économique locale.
Depuis sa médiatisation, Nawel Benaïssa reçoit des appels à l’aide de ces femmes de la campagne. « Pendant quatre mois, j’ai hébergé une villageoise atteinte d’un cancer du sein et qui n’avait pas les moyens de se soigner. Elle devait payer 60 euros pour le transport et 200 par mois de traitement ! » Après un appel aux dons sur le Web, elle a pu entreprendre des soins, mais il était déjà trop tard : elle est décédée début juillet. « Outre l’ouverture de plus de cursus universitaires, nous réclamons un centre oncologique qui traite tous les cancers dont nous sommes victimes », lance Nawel, dont la meilleure amie est, elle aussi, décédée d’un cancer du sein. La région d’Al Hoceima aurait le taux de cancer le plus élevé du pays. Les militantes pointent du doigt le gazage de leur population par l’armée espagnole pendant la guerre du Rif des années 1920. Une histoire lointaine qui touche de plein fouet ces femmes, bien décidées aujourd’hui à inscrire leur marque dans l’histoire présente.
[1] Trente-sept personnes ont été arrêtées lors de cette manifestation, de nombreux blessés sont à déplorer, dont cinq dans un état critique au moment où nous écrivons ces lignes.