Amiante : un permis de tuer pour les industriels ?

Le 27 juin, le parquet de Paris a mis un terme à l’information judiciaire dans le dossier de l’amiante. La sociologue Annie Thébaud-Mony s’insurge contre le manque de courage face aux multinationales et dénonce une catastrophe sanitaire mondiale pire encore que le scandale du tabac. Entretien.

Ingrid Merckx  • 4 juillet 2017 abonné·es
Amiante : un permis de tuer pour les industriels ?
© photo : Au procès du producteur d'amiante Eternit à la cour d'appel du Bruxelles, le 28 mars 2017. KOEN BLANCKAERT / BELGA MAG / BELGA

Vingt et un ans ont passé depuis l’ouverture de l’instruction. Plus de 100 000 personnes sont mortes du fait d’intoxications à l’amiante. L’Institut national de veille sanitaire (Inves) anticipe que ce cancérigène interdit en France depuis 1997 pourrait encore être à l’origine de 100 000 décès d’ici à 2050. Et ce, uniquement pour la France, car les industriels de l’amiante – Eternit, Saint-Gobain… – continuent leurs activités à l’étranger, notamment en Amérique latine. Les associations de victimes attendaient l’ouverture d’un procès quand la décision est tombée : le 27 juin, le parquet de Paris a mis un terme à l’information judiciaire et a recommandé un non-lieu dans au moins une dizaine d’affaires, au motif qu’il était impossible de déterminer avec certitude la date d’intoxication à l’amiante des salariés qui se sont retournés contre leur entreprise. Si ce non lieu l’emportait, il marquerait une catastrophe sanitaire pire encore que le scandale du tabac alerte Annie Thébaud-Mony [1]. Directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), elle est aussi présidente de l’association Henri-Pézerat et porte-parole de l’association Ban Asbestos, qui n’hésitent pas à dénoncer dans le dossier de l’amiante un véritable « permis de tuer » accordé aux multinationales de l’amiante.

© Politis

La décision du parquet de Paris le 27 juin de clore une information judiciaire de 21 ans mettant en cause plusieurs industriels dans des cas d’intoxications à l’amiante a-t-elle surpris les associations de victimes de l’amiante ?

Annie Thébaud-Mony : Complètement ! L’instruction étant close, nous attendions l’ouverture d’un procès. Dans cette perspective, une coordination nationale des collectifs de victimes de chaque usine Eternit s’est même constituée considérant l’importance d’opposer une parole commune à la défense des industriels. On pouvait penser que les procureurs mettraient ensemble les usines Eternit d’Albi, Thiant, Terssac, mais on ne se doutait pas qu’ils les mélangeraient avec les affaires de la Normed (Dunkerque) et Condé-sur-Noireau (Normandie) qui concernent des industriels différents : chantier naval et Honeywell. Historiquement, les plaintes ont été déposées à des moments différents. Pour les familles des victimes d’Eternit-Albi, il n’y avait aucun doute ni sur l’exposition à l’amiante ni sur le fait qu’elles aient été décimées par l’amiante Eternit. Dans un premier temps, c’est le procureur d’Albi qui a reçu la plainte. Et il s’en est dessaisi au profit du parquet de Paris. Nous étions pour notre part convaincus qu’il fallait que ces procès se tiennent sur les lieux du crime…

« Ils ont fait en sorte qu’on trouve logique que des travailleurs meurent au travail »

Y a-t-il eu rapidement une volonté de nationaliser l’affaire de l’amiante ?

C’est une décision politique en effet. L’affaire d’Albi a été ouverte en 2005 et elle est partie à Paris deux ou trois ans plus tard. Ensuite, l’instruction s’est généralisée sur un ensemble de dossiers et de responsables, sans discernement. Pourtant, la première responsabilité est celle des industriels. Ce sont eux qui ont non seulement utilisé de l’amiante, sans prendre aucune précaution, mais en plus ont dissimulé activement ses effets sanitaires. Il y a ensuite une responsabilité des pouvoirs politiques successifs qui n’ont pas eu le courage de prendre des décisions avant les années 1990. Mais la responsabilité première est celle de multinationales comme Eternit, Saint-Gobain, Turner & Newall au Royaume-Uni, Johns Mansville aux États-Unis… Tous se connaissaient, ils ont organisé la désinformation ensemble. C’est pire que dans le scandale du tabac puisqu’ils ont fait en sorte qu’on trouve logique que des travailleurs meurent au travail. C’est pourquoi je parle de mise en danger délibérée de la vie d’autrui, ce qui est quand même passible du pénal. Tout a été brouillé dans l’instruction : si on est en présence d’un processus pathologique complexe, la responsabilité de l’amiante ne fait aucun doute. Il faudrait arrêter d’utiliser la complexité pathologique pour blanchir les responsables d’empoisonnement.

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Après les irradiés de Tchernobyl, les scandales du tabac et du Mediator, à l’heure du combat contre Monsanto et les perturbateurs endocriniens, comment comprendre que le parquet de Paris puisse recommander un non-lieu au motif que la date de contamination n’a pu être déterminée ?

Depuis un siècle, le déni de connaissances scientifiques permet de maintenir le doute [2] : sur chacun des dossiers sur lesquels je travaille, il n’y a pas de causalité simple. On connaît les mécanismes de la cancérogenèse de l’amiante, mais pour les dater, c’est aussi difficile que de dater le moment où un caillou va se fissurer sous l’effet de l’érosion. Ce n’est pas pour autant qu’on met en cause les phénomènes d’érosion dans un écroulement de terrain. Cette histoire de date n’a aucun sens ! C’est un prétexte totalement fallacieux au profit des industriels. En Europe, les juges ne veulent pas assumer la condamnation d’industriels. Ce qui revient à leur accorder un permis de tuer. Des juges de Turin ont mis en cause le processus de désinformation mis en place autour de l’amiante et condamné Stephan Schmidheiny, ancien dirigeant d’Eternit Italie, à dix-huit ans de prison ferme pour « désastre volontaire » . Sauf que la Cour de cassation italienne a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Turin en suivant le même type de raisonnement que le parquet parisien. Elle a jugé, en 2014, qu’il y avait prescription, les fermetures d’usines Eternit étant intervenues dans les années 1980.

Le non-lieu pourrait concerner plus d’une dizaine d’affaires en France ?

Bien au-delà : il faut compter les différentes usines Eternit, Amisol (à Clermont-Ferrand), Honeywell (Condé-sur-Noireau), la Normed… Pas Saint-Gobain, qui ne fait l’objet d’aucune plainte au pénal alors que cette société a été l’alliée d’Eternit pour résister à la législation française et à une directive européenne interdisant l’amiante dans les années 1990. Un non-lieu en 2017 créerait un précédent dont pourraient pâtir toutes les accusations dans les domaines de la chimie, des pesticides ou de la radioactivité. Ce raisonnement sur l’impossibilité de fixer une date de contamination pourrait empêcher la justice pénale dans des affaires comme Triskalia par exemple, cette coopérative bretonne qui stocke des céréales pour animaux et contre laquelle des ouvriers gravement intoxiqués par des pesticides ont déposé une plainte au pénal. Pour des ouvriers qui ont travaillé trente ans dans des usines Eternit, cela n’a aucun sens de dire : « On n’a pas la date de la contamination ». Bien sûr qu’on l’a : indubitablement et de façon implacable, toutes ces années d’exposition à l’amiante des ouvriers (et leurs proches) sont la cause des maladies survenues.

« Le seul préjudice devrait être le préjudice d’exposition »

Peut-on faire un parallèle avec le Roundup de Monsanto ?

C’est le même mécanisme : les pesticides agissent directement sur certaines cellules et peuvent engendrer un cancer. Ils agissent aussi sur les défenses immunitaires, entraînant des infections ou permettant le développement de lymphome, leucémie, myélome, Il s’agit souvent de substances neurotoxiques… Quand ils pénètrent dans l’organisme, ils créent un métabolisme extrêmement complexe. Les conséquences varient d’un individu à l’autre. Mais on sait que les pesticides en sont responsables. Parce qu’on ne pourrait pas donner une date précise au début de ce processus, on ne pourrait pas juger la responsabilité de celui qui a exposé la personne malade ? Des juges ont eu la sagesse de reconnaître le préjudice d’anxiété qui est en fait un préjudice d’exposition. En réalité, le seul préjudice qui devrait être considéré d’un point de vue pénal, c’est le préjudice d’exposition : des gens ont passé un an, dix ans, ou trente ans dans une entreprise qui exposait ses salariés à des substances toxiques. C’est la preuve de l’exposition qui devrait avoir force de loi, pour obtenir une reconnaissance de droit en cas de maladie, et constituer un trouble manifeste à l’ordre public, conduisant à une condamnation pénale. Le préjudice d’anxiété (en cas d’exposition à l’amiante) a été restreint par la Cour de cassation. Il a été réservé aux exposés à l’amiante des établissements pour lesquels la cessation anticipée d’activité est acceptée. C’est hypocrite : le sous-traitant de la même entreprise n’a pas le droit au même préjudice.

Les outils juridiques sont-ils suffisants ?

Non, il y a un vide juridique. On pourrait imaginer que le « consentement meurtrier » entre dans le code pénal, à l’image de l’Italie qui admet le crime de « désastre volontaire ». Cette expression de « consentement meurtrier » est utilisée par Jean-Paul Teissonnière, avocat des victimes de l’amiante, pour désigner la situation où un industriel produit en connaissance de cause un produit dont on sait qu’il est mortel (comme le Mediator, l’amiante, le tabac…) et le vend en se disant : « Les conséquences ne sont pas pour moi… ». On dispose tout de même des outils « homicide volontaire », « homicide involontaire », « mise en danger de la vie d’autrui ». Mais il faudrait déplacer le curseur à partir du moment où la mise en danger comporte une dimension intentionnelle. On ne commercialise pas d’amiante sans le faire exprès. De même que les dirigeants de Monsanto – qui masque constamment les effets de ses produits – savent très bien ce qu’ils font. Il faudrait revoir cette limite entre involontaire et intentionnel. Aujourd’hui, les juges ne veulent pas remettre en cause des productions qui sont sources de profit pour des industriels.

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« Il faut que les responsables de ces crimes industriels soient sanctionnés »

La production d’amiante n’est-elle pas interdite en France depuis vingt ans ?

Elle est interdite ! Mais nous avons quand même écrit à Nicolas Hulot la semaine dernière pour empêcher l’ouverture sans précaution d’une mine qui contient de l’amiante à Couflens en Ariège. L’amiante est interdite en Europe mais elle est encore utilisée et commercialisée sur tous les autres continents. La marque Eternit n’ayant subi aucune condamnation pénale, elle continue à sévir dans des pays comme le Pérou, la Colombie, l’Inde, l’Afrique, le Brésil… L’absence de condamnation en Europe est redoutable d’une point de vue international. C’est aussi pour cela qu’on se bat : un mouvement international, s’il existe, est fragile, divisé, il manque de moyens… Et pourtant, la coopération de mouvements associatifs et syndicaux a obtenu l’interdiction de l’amiante en Europe, ainsi que des avancées significatives dans l’amélioration de la réglementation et pour une indemnisation des victimes. Mais les citoyens, et pas seulement les victimes de l’amiante, ne peuvent pas s’en satisfaire. La prévention routière a fait diminuer le nombre de victimes de la route, quand la répression pénale a été renforcée. Pour faire cesser « l’empoisonnement universel » [3] dont sont victimes en premier lieu les travailleurs, il faut que les responsables de ces crimes industriels soient sanctionnés !

N’y a-t-il aucun juge un peu frondeur dans ce dossier ?

Il y a des procureurs italiens courageux, en particulier Raffaele Guariniello. Ce dernier a mené à bien une instruction et permis la constitution de jugements de 800 pages démontrant la responsabilité accablante de Stephan Schmidheiny d’Eternit. En France, les procureurs sont très liés aux pouvoirs politiques. Je m’interroge sur le fait que les procureurs français aient décidé de clore cette instruction au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron. L’intention est-elle d’empêcher tout procès des industriels responsables de cette catastrophe sanitaire à l’échelle planétaire ?

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C’est-à-dire que vous dénoncez au moins une connivence entre les procureurs, les responsables politiques et les industriels concernés ?

Le parquet de Paris n’a pas pu prendre cette décision sans en référer au garde des Sceaux : François Bayrou ou sa successeure, Nicole Belloubet. Ils n’ont pas pu agir sans son aval. Eternit, c’est l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), c’est la construction, des lobbies très bien placés auprès d’Emmanuel Macron. Si le non-lieu est finalement retenu, c’est un des plus grands scandales sanitaires du XXIe siècle mais aussi du XXe. Comment se fait-il que la justice soit incapable d’assumer 100 000 morts comme étant un crime ? D’autant que c’est en réalité en millions de morts que se chiffre le scandale : Eternit et Saint-Gobain sont allés ouvrir la plus grande mine d’Amérique latine au Brésil, qui est devenu le troisième producteur mondial d’amiante. Ce sont des milliers de victimes qu’on ne connaîtra pas, parce qu’accéder à un diagnostic de mésothéliome ou cancers broncho-pulmonaires dans les conditions de pauvreté d’une grande partie des ouvriers de la construction au Brésil est une vue de l’esprit. L’invisibilité des victimes est utilisée pour que des juges, des procureurs, des magistrats dénient l’existence de crimes par milliers. Je terminerai par ces mots de Josette Roudaire, ancienne ouvrière d’Amisol, figure emblématique du mouvement des victimes de l’amiante en France : « La maladie professionnelle, c’est une agression collective. C’est comme si on était dans le métro tous ensemble et que les terroristes nous attaquent. C’est la même relation. On ne les culpabilise pas, les passagers, de s’être trouvés là ! […] Les victimes de l’amiante, c’est pas des gens qui toussent quoi, les victimes de l’amiante, c’est comme lorsqu’on dit “les victimes du terrorisme.” Ce sont des victimes, des gens qu’on a agressés contre leur volonté. » [4]

[1] Les Risques du travail, pour ne pas perdre sa vie à la gagner, Philippe Davezies, Laurent Vogel, Annie-Thébaud-Mony, Serge Volkoff, La Découverte, 2015.

[2] La Science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 2014.

[3] Un empoisonnement universel, Fabrice Nicolino, Les liens qui libèrent, 2014.

[4] Travailler peut nuire gravement à votre santé, Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 2008.

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