Avignon off : Banalité du meurtre
Un spectacle sur les dernières heures de Mohamed Merah suscite une polémique, et le collectif Denisyak explore avec force le geste de l’infanticide.
dans l’hebdo N° 1463 Acheter ce numéro
E st-il trop tôt ? », s’interroge Yohan Manca dans L’Avant-scène théâtre du mois de juillet, où est publié Moi, la mort, je l’aime comme vous aimez la vie, de Mohamed Kacimi. Il semblerait que oui. Écrite à partir de la transcription des échanges entre les policiers et Mohamed Merah que s’était procuré le journal Libération, la pièce n’est pas passée inaperçue parmi les plus de 1 400 spectacles du « off ».
Censure
Moi, la mort, je l’aime comme vous aimez la vie, de Mohamed Kacimi, pièce présentée dans le « off » à Avignon, et qui repose sur les conversations entre Mohamed Merah et un agent des renseignements, est l’objet d’une attaque violente. Sans qu’aucun des requérants n’ait vu la pièce, les avocats de certaines familles de victimes exigent qu’elle ne soit plus jouée et ont déposé plainte. S’opposant à cette tentative de censure, l’Observatoire de la liberté de création affirme dans un communiqué : « Demander aux auteurs d’une œuvre de renoncer à la jouer sans l’avoir vue, c’est encourager les plus extrémistes à saisir la justice. Le “Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme”, dont on ne connaissait pas la mission de censeur, a déposé une plainte pénale pour apologie d’actes terroristes et, pour faire bonne mesure, antisémitisme. Plainte aveugle, infondée, qui obligera des artistes à devoir répondre de leur création devant la justice pénale. »
D’une grande sobriété, le texte de Mohamed Kacimi et la mise en scène de Yohan Manca sont loin d’ériger en héros l’homme coupable du meurtre de sept personnes, parmi lesquelles trois enfants juifs. Derrière une cloison qui le sépare du comédien Charles Van De Vyver, assis au milieu d’une flaque nourrie par des gouttes qui tombent du plafond, Yohan Manca incarne un monstre au langage et aux traits ordinaires. À la culture très « génération Y ». Jeux vidéo, pizzas quatre fromages et Simpson cohabitent en effet dans le dialogue entre le terroriste et le policier de la DCRI, avec des répliques qui éclairent la construction de Merah, de son adolescence toulousaine tourmentée jusqu’à ses crimes. Sidérant mélange.
Mohamed Kacimi ne va pourtant pas jusqu’à reconstituer le parcours du meurtrier. Contrairement à Ismaël Saidi dans l’humoristique Djihad, qui a rencontré un franc succès en Belgique et à Paris, au Palais des glaces. Moi, la mort, je l’aime, comme vous aimez la vie questionne l’apparition de tels hommes dénués d’humanité dans nos sociétés, là où les médias jouent souvent la carte de l’émotion. Le jeu est à la hauteur du parti pris. Parmi les premières œuvres théâtrales exigeantes à s’emparer de ce sujet, la pièce de Yohan Manca mérite donc largement d’être jouée. Elle le sera de nouveau en décembre au CDN de Haute-Normandie, courageuse maison productrice du spectacle. Au risque du trouble.
En attendant, toujours à la Manufacture, on peut voir Sandre, une création remarquable consacrée à un autre type de meurtre : l’infanticide. Écrit par Solenn Denis et interprété par Erwan Daouphars, qui forment le jeune collectif bordelais Denisyak, ce « seul en scène » raconte l’histoire d’un personnage aussi banal que le Merah de Kacimi et Manca.
Épouse d’un homme qui ne fréquente plus le domicile conjugal que pour ses plats en sauce et qui la trompe avec sa secrétaire, la femme en scène déploie un langage des plus singuliers. À la fois typique du quotidien de la ménagère de moins de 50 ans et incongru. Plein d’associations aussi étonnantes que le jeu d’Erwan Daouphars, assis pendant tout le spectacle sur un fauteuil usé, sous un lampadaire anachronique.
Sans chercher à jouer « féminin » ni à excuser son geste, le comédien dit toute la tragédie et le mystère de cette Médée sans grâce ni qualités. Hormis dans sa parole.
Sandre, du 6 au 26 juillet à 13 h 35 à la Manufacture, 2, rue des Écoles.
Moi, la mort, je l’aime, comme vous aimez la vie, du 5 au 9 décembre au Rexy, Mont Saint-Aignan (76).
Texte publié dans L’Avant-Scène n° 1426, juillet.