Christian Prigent : La poésie est un sport de combat

Christian Prigent est un des poètes les plus importants d’aujourd’hui. En témoignent ce nouveau recueil, Chino aime le sport, et la publication des Actes du colloque de Cerisy qui lui a été consacré.

Christophe Kantcheff  • 5 juillet 2017 abonné·es
Christian Prigent : La poésie est un sport de combat
© photo : John Foley/P.O.L

Cédons à l’actualité du Tour de France et commençons donc par Christopher Froome « qu’a p’têt’/(Vu comme qu’i vrOum-vrOum en tête)/Si pas des accus sous la selle/Du voltage à ses manivelles ». Et voici ce que ce champion (transhumain ?) inspire : « Les ultra-sons ça nous résonne/Aux ouïes sans casque et on papote/Avec Max le robot (un pote) !/Popote ? _: le pot transgénique/Pour des pédalées bioniques._ » Le triple vainqueur de la Grande Boucle est un des héros du nouveau livre de Christian Prigent, Chino aime le sport.

Chino est l’alter ego du poète depuis quelques livres, où il revisite à sa manière des chapitres de son existence. Comme l’auteur le résume lui-même : « En I (Les Enfances Chino, 2013), Chino grimpait la côte “enfance”. En II (Les Amours Chino, 2016), il dévalait d’adolescence à vieuserie la pente des “amours” [1]. »

Dans ce nouvel épisode, Christian Prigent ranime des souvenirs liés au sport. Ancrés, la plupart, dans sa jeunesse, quand les émotions sont les plus fortes. Et aussi parce que son évolution commerciale réduit les enthousiasmes de l’amateur – d’où une nostalgie détectable. Boxe, natation, saut en hauteur… Plusieurs disciplines y ont droit de cité, le football occupant une bonne place mais moins que le cyclisme, le plus accessible pour le spectateur populaire, et qui a la préférence du poète, taquinant lui-même la petite reine.

Sport et poésie seraient incompatibles ? Certainement pas, surtout dans le cas de Prigent, dont le phrasé nerveux, acrobatique, est enclin aux accélérations. On sent dans le vers prigentien le goût pour la posture syntaxique limite et la jouissance du dépassement de la norme syllabique. Sans y vouer un culte, l’auteur affectionne la performance quand elle fait éclater le « ronron » poétique (et aussi, notons-le, les séances épiques de lecture publique que désigne ce même vocable).

Mais Chino aime le sport ne s’en tient pas, loin de là, au seul hommage aux champions – même s’il loue aussi leurs talents. Ainsi du rugbyman Walter Spanghero : « La trogne ? Un Pan ! Titan nez cassé !/La pogne ? en fer ! à cogner la fonte !/Rognons ? d’orang-outan mastodonte ! » À travers l’exploit sportif, Christian Prigent fait aussi résonner l’époque. Dans la même strophe, il passe de l’anecdote à la situation générale, replace le contexte historique, raconte des soubresauts politiques. C’est parfois drolatique – à propos de Charly Gaul, en 1958 : « On s’en fout que de Gaulle ait compris les factieux/Charly a gagné le Tour quoi demander de mieux ? » Mais l’œil est plus souvent critique.

Se souvient-on, par exemple, que « la chambre Front populaire (honte !) a/Voté contre le boycott des Jeux à/Berlin » ? Qu’à Mexico, sur le podium où Tommie Smith et John Carlos ont levé le poing, se trouvait, arrivé troisième, l’Australien « Peter Norman avec badge militant/“Project for Human Rights” pour ça il sera/Blackboulé plus jamais sélectionné à/ses obsèques Smith et Carlos ont posé/Sur le cercueil un gant noir et salué » ? Christian Prigent évoque la répression du soulèvement de Budapest à travers le footballeur Ferenc Puskás, passé aussitôt à l’Ouest pour jouer au Real Madrid. Les saillies autobiographiques ne manquant pas, on apprend que c’est à cette occasion que sa mère « furibarde a déchiré sa/Carte du Parti (pas papa _: il met ça/Sous son mouchoir morveux d’honte discipli/Nerf et ça lui torticole à fond le ki/Ki cocu pas content d’malheureuse con/Science_ ».

Gino Bartali, le « pecnot » Résistant, et Rachid Mekhloufi, joueur de Saint-Étienne parti en tournée sous les couleurs de l’équipe du FLN, font aussi partie du panthéon de l’auteur. Ces deux portraits comptant parmi les plus réussis : le premier intègre quelques bribes d’une chanson de Paolo Conte sur Bartali et a pour contraste une description de la personnalité flamboyante de Fausto Coppi ; le second dresse une fresque politique en accéléré de la guerre d’Algérie jusqu’à notre présent d’attentats.

Chino aime le sport est sans aucun doute une bonne porte d’entrée pour qui ne connaîtrait pas le travail de Christian Prigent – et celui-ci aide son lecteur ignorant en sport par des notes didactiques sur chaque champion. Son œuvre est aujourd’hui considérable, même si elle est encore aujourd’hui tenue relativement à l’écart par les médias. Pour en prendre la mesure, la lecture des actes du colloque de Cerisy qui lui a été consacré en 2014 s’avérera profitable. Christian Prigent _: trou(v)er sa langue_ en est le titre, car rien n’est plus nécessaire pour le poète.

Bénédicte Gorrillot, qui, avec Fabrice Thumerel, a dirigé cet ouvrage, rappelle cette citation de l’auteur de Chino aime le sport : « Les œuvres ont [pour charge] de “trouver une langue” […] Que veut dire “trouver une langue” ?, sinon verbaliser autrement l’expérience que nous faisons du monde où nous vivons comme du monde qui vit en nous ? » (dans L’Illisibilité en question, Presses universitaire du Septentrion, 2014).

S’il répond aux exigences de la recherche, ce gros volume est non seulement stimulant mais très plaisant. D’abord parce qu’il traque les questions essentielles posées par l’œuvre prigentienne tout en en suscitant d’autres. Aussi parce qu’il réunit des auteurs d’horizons divers : universitaires, critiques, écrivains, artistes, cinéaste… Et des poètes, dont certains sont des amis de longue date, comme Jean-Pierre Verheggen. Celui-ci livre une correspondance de Christian Prigent radicalement décoiffante sur le monde littéraire. Où on peut lire aussi : « Je suis un chemin. Il vaut ce qu’il vaut. C’est à prendre ou à laisser ». Eh bien, on prend !

[1] Les deux livres chez POL.

Chino aime le sport, Christian Prigent, POL, 174 p., 18 euros.

Christian Prigent : trou(v)er sa langue, avec des inédits de Christian Prigent, sous la direction de Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel, Hermann, 548 p., 34 euros.

À lire aussi, de passionnants carnets de travail : Ça tourne, Christian Prigent, L’Ollave, 65 p., 14 euros.

Ainsi que : La contre-attaque, sous la direction d’Alain Jugnon, Poncerq, 280 p, 18 euros.

Littérature
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