D’Hannibal à Compostelle, la randonnée ennoblie

Parcours historiques, pèlerinages, sentiers à thème… La marche de loisir, au-delà d’un effort sain pratiqué dans la nature, se pare souvent d’ambitions culturelles ou spirituelles.

Patrick Piro  • 26 juillet 2017 abonné·es
D’Hannibal à Compostelle, la randonnée ennoblie
© photo : Philippe Roy/Aurimages/AFP

Sur le randonneur glissent parfois des regards condescendants. Mettre un pied devant l’autre et recommencer : une gestuelle fruste. « Mon pied droit est jaloux de mon pied gauche. Quand l’un avance, l’autre veut le dépasser. Et moi, comme un imbécile, je marche ! », s’amusait Raymond Devos.

Le terme « randonneur » est récent : l’appellation n’est forgée qu’en 1946 sur le désuet randon – la « course impétueuse d’un animal sauvage autour de son terroir ». Aujourd’hui, indique Robert Azaïs, président de la Fédération française de randonnée pédestre, cette faune compterait en France 16 millions d’individus, dont un million de marcheurs itinérants, « sur une durée de quelques jours ou plus ».

Depuis quelques années, cependant, le randon se pique d’être un peu plus qu’une trace de sueur derrière une paire de godillots. Les sentiers se haussent du col. Dans les fédérations de randonneurs, les offices du tourisme, les instances gardiennes du patrimoine, on se souvient qu’avant d’échouer sur le siège d’une voiture, l’humain ­sillonnait le territoire en « deux pattes », et sur des distances considérables. À l’époque où l’on chausse les pneus pour le moindre raid vers la boulangerie, on assiste à une montée de respect pour nos ancêtres qui alignaient les kilomètres par dizaines pour la moindre affaire hors du village.

La montagne souffre-t-elle aujourd’hui de déprise ? En 2009, l’historien Antoine de Baecque décide de traverser les Alpes par le fameux GR5 [1], 650 kilomètres du lac Léman à la Méditerranée, dans l’idée de rendre justice aux traceurs qui ont zébré l’échine du massif de leurs circulations, négociants, pèlerins, contrebandiers, dévots, troupes napoléoniennes, bergers et moutons [2]. On ne piétine plus tout à fait la draille comme avant quand on sait que sa tige haute a été précédée par les éléphants d’Hannibal.

L’identité des sentiers du littoral breton : une saoulerie de granit, de genêts et d’eaux rageuses, mais c’est aussi le « chemin des douaniers », patrouillé à la botte jusqu’après la Seconde Guerre mondiale par ces militaires chargés de surveiller la côte. Depuis 2008, le GR34 relie presque tous les sites des anciens corps de garde, 1 700 kilomètres depuis Vitré et le mont Saint-Michel jusqu’au Tour-du-Parc, près du golfe du Morbihan.

En Franche-Comté et en Alsace, la journaliste Sylvie Debras a lancé le magazine En vadrouille, qui propose depuis 2003 des randonnées à thème dans ces régions. Gros succès pour les « châteaux forts », mais aussi les « femmes célèbres ». Avec son tirage de 25 000 exemplaires, le périodique serait le premier en Franche-Comté. « Ça n’aurait jamais pris à ce point si nous nous étions ­contentés de décrire de simples balades dans la nature », affirme-t-elle.

En 2016, le violoncelliste états-unien Eric Longsworth entreprend une randonnée musicale « Sur les pas des huguenots ». Ce tracé de 374 kilomètres, du Dauphiné à la frontière suisse, vient d’être homologué « GR965 ». Il maille en 29 étapes des lieux de mémoire sur la route de l’exil de quelque 200 000 protestants français fuyant les persécutions après la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. Avec ses ramifications en Suisse, en Allemagne et en Italie, le sentier totalise 1 600 km.

Pour Eric Longsworth, cette tragédie historique fait écho à celle de milliers de réfugiés que les égoïsmes nationaux maintiennent dans l’exil. Pendant un mois, il progresse avec son instrument sur le dos, dégainé à la halte du soir, chez l’habitant, pour des rencontres musicales. « Je réservais un moment pour poser la question de l’accueil des réfugiés. J’ai été surpris du nombre de familles ou de petites associations locales qui en avaient pris l’initiative. Il régnait une volonté d’accueil et de solidarité. » Le Chemin des Bonshommes, récemment étiqueté GR107, sert aussi de support à d’utiles catharsis en ces temps d’intolérance. De Foix à Berga, en Catalogne, il a drainé au XIIIe siècle les Cathares fuyant l’Inquisition à travers les cols pyrénéens.

Plus reposant (pour la tête), le Chemin de Stevenson (GR70) reproduit la déambulation de l’écrivain écossais dans les Cévennes en 1878, qu’il convient de pratiquer comme lui avec une ânesse (un âne à la rigueur) si l’on veut, à défaut d’entrer dans la peau d’un écrivain, expérimenter les affres de l’incommunicabilité avec son portefaix à grandes oreilles. « Ici, pas de rencontre historique ou mémorielle, on vient pour côtoyer la légende », commente Robert Azaïs.

Autre déambulation, on peut jouer à interroger Internet : « Et elle, et lui, leur a-t-on décerné un tracé ? » Pagnol a gagné un chemin dans ses collines du Marseillais. Le philosophe marcheur Nietzsche trace le sien à Èze, près de Nice. Rimbaud, arpenteur forcené, est à suivre autour du hameau ardennais de Roche, où sa famille possédait une ferme. En 2015, pour le bicentenaire de la traversée triomphante des Alpes par Bonaparte lors des Cent-Jours de 1815, est inaugurée une « Route Napoléon à pied » entre Grasse et Sisteron (GR406).

Et puis ne tournons pas autour du coquillage : ces pérégrinations ennoblies n’auraient jamais pris une telle dimension sans l’engouement suscité par le Chemin de Compostelle. La cathédrale de la petite ville espagnole de Galice, abritant de supposées reliques de Jacques de Zébédée, apôtre du Christ, fut le but d’un pèlerinage majeur de la chrétienté médiévale, élevé au XVe siècle par l’Église au même niveau d’importance que Rome et Jérusalem.

Après être un peu tombé en désuétude, le trajet est relancé sous l’influence du pape Jean Paul II, mais aussi du Conseil de l’Europe, qui promeut les chemins de Saint-Jacques ­« premier itinéraire culturel européen » en 1987. En 1993, c’est l’intégration au Patrimoine mondial de l’Unesco du Camino francés, ces quatre grandes routes qui convergent à travers la France vers le tronçon final, en Espagne. Des itinéraires modernes, recomposés avec plus ou moins de justesse historique, mais surtout dûment estampillés du symbole de la coquille Saint-Jacques. Un chevelu de dizaines de ramifications remonte jusqu’au Danemark, en Hongrie ou en Croatie. La cathédrale de Compostelle était atteinte par 615 « jacquets » en 1985 : ils étaient 275 000 en 2016, avec une croissance de 10 % par an, qui ne parcourent, pour l’immense majorité, que des tronçons du chemin, parfois bien proches du but. La motivation religieuse n’en concerne que 38 %, la quête spirituelle 54 %.

Christine, qui complète son chemin par morceaux d’année en année, a rencontré de jeunes paumés, des retraités libérés, des veufs déboussolés. Nombreux « ne savent pas précisément pourquoi » ils marchent vers Compostelle. En dépit d’une cadence de 70 km par jour pendant onze jours, Alexandre dénie faire partie des 8 % de « sportifs ». Il cherche les mots justes. « Une exploration intime, une immersion dans la marche comme dans un écosystème, pour être en lien avec l’essence du truc. » Et pourquoi Compostelle plutôt que Vierzon ? « Parce que c’est Compostelle. »

[1] GR pour « grande randonnée ».

[2] La Traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée, Gallimard, 2014.

Société Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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