« En marche ! » : Anatomie d’un slogan
Emmanuel Macron se présente comme le président du mouvement contre l’immobilisme. Et tente de faire passer sa marche forcée vers le libéralisme pour une libération.
dans l’hebdo N° 1464-1466 Acheter ce numéro
Saviez-vous que derrière le nouveau député d’Asnières-Colombes (Hauts-de-Seine) se cache un petit génie de la com’ ? Dans le civil, Adrien Taquet, 40 ans, est le directeur de la très branchée agence de pub Jésus et Gabriel. Et Emmanuel Macron lui doit sans doute pour une bonne part sa victoire. Le slogan « En marche ! », c’est lui. Non content d’avoir imaginé une devise aux initiales de son leader, Adrien Taquet a réussi à faire plus concis que le « Yes we can » d’Obama et tout aussi évocateur que « La force tranquille » de Mitterrand en 1981. Bref, un petit bijou de communication politique…
Car en deux mots, tout est dit. « En marche ! » : deux mots – deux jambes – flanqués d’un point d’exclamation, et voilà que s’ouvre instantanément un imaginaire politique. Où l’on se figure d’abord, et avant tout, qu’Emmanuel Macron est en marche quand les autres seraient à l’arrêt. Qui sont-ils, ces « autres » ? Au lancement du mouvement, en avril 2016, la pique s’adresse évidemment à l’apathique François Hollande. Pour celui qui songe déjà à quitter le ministère de l’Économie, il est impératif de se démarquer du marasme du quinquennat qui s’achève. D’opposer l’énergie à l’inertie du pouvoir, l’action au manque de courage, la fougue optimiste de la jeunesse à la vieille politique déprimante…
La querelle entre les Anciens et les Modernes : un grand classique de la littérature publicitaire. Mais cette injonction macronienne à « aller de l’avant » n’est pas qu’une (grosse) ficelle marketing. En marche ! est bien davantage qu’un slogan, c’est un vade-mecum. L’essence même de la vulgate macroniste. Deux petits mots pour résumer tout à la fois un style, une idéologie et une stratégie : avouez que c’est fort.
Alors, que nous dit « En marche ! » ? Que ce qui distingue le macronisme de toutes les politiques menées jusqu’alors, c’est sa recherche du mouvement perpétuel. Rien d’étonnant, en réalité, pour cet ancien banquier qui a lui-même plongé à ses heures dans le grand bain de l’économie financiarisée. Un monde globalisé où les flux de capitaux ne connaissent ni frontières ni temps mort, et sur lequel on ne peut agir, pense-t-il, qu’à condition de prendre le train… en marche : « Si l’on ne propose rien et qu’on se contente de réagir au fil de l’eau, on se retrouve en situation de faiblesse. […] C’est l’immobilisme », explique ainsi le candidat à la présidentielle deux mois avant son élection [1]. Puis de théoriser : « Notre société n’est pas la plus inégalitaire, mais elle est l’une des plus immobiles. […] Le cœur de la politique doit être […] l’accès à la mobilité. […] Toutes les politiques d’accès, donc de libération, sont des politiques de justice sociale. » Et c’est l’inventeur des « cars Macron » qui le dit !
Reste pour cela à débarrasser la France de ses pesanteurs. À lever les « blocages » qui ralentiraient l’avènement d’une société « ubérisée » – les transports, toujours ! – où circuleraient librement les fluides de « l’innovation » entre des individus entrepreneurs. Haro, donc, sur le code du travail, la rente patrimoniale, le CDI, les normes en tout genre, les corps intermédiaires… Haro, aussi, sur la démocratie : le recours aux ordonnances, c’est tellement plus simple pour qui veut mettre le turbo. Exception notable à cette fluidification généralisée des rapports économiques et sociaux : les flux migratoires, que le Président veut, cette fois, tarir par une « politique [européenne] commune de protection des frontières ».
Accompagner la « bonne marche » du monde : tel est donc le projet affiché du chef de l’État, qui, à la différence de l’agitation sarkozyste, a entrepris de mener méthodiquement la France d’un point A à un point B. Et qui semble promettre que la marche forcée se fera tout en douceur, du moins en apparence. C’est que le Président a la souplesse d’un chat. Face à la très rigide Marine Le Pen, lors du fameux débat de l’entre-deux tours, mais aussi face à Trump ou Poutine, il a su démontrer qu’en toute situation il retombe sur ses pattes.
L’apôtre du « en même temps » s’y connaît aussi en mouvements de balancier. En campagne, il est un coup à droite, un coup à gauche. Fini le clivage historique. Macron renvoie dos à dos tous ceux qui ne voudraient pas, comme lui, aller de l’avant : la droite « réactionnaire » de Fillon, la gauche « conservatrice » de Mélenchon. « Il y a un conservatisme de gauche qui ne veut pas la réforme. [Or, je pense que] la gauche, ce n’est pas les statuts, c’est le mouvement », déclare-t-il ainsi, le 17 juin 2016, sur BFM TV, au moment des manifestations contre la loi travail. Manière de faire comprendre que le progrès aurait changé de camp. Que cette gauche qui semble tétanisée par le changement, recroquevillée sur ses acquis sociaux, passerait plus de temps à résister qu’à proposer une alternative.
La voilà donc, la botte secrète de Macron : ringardiser ses opposants. Quand les autres se cabrent devant les « réformes », lui propose d’embarquer pour un voyage vers l’avenir qui, promet-il, ne peut être que meilleur que le statu quo. Une recette pas si nouvelle, en fait. Didier Eribon la fait remonter aux années 1980, date à laquelle la « révolution conservatrice » de Thatcher et de Reagan s’impose au monde. À partir de ce moment-là, écrit le philosophe, « l’enjeu consiste à faire passer pour “progressiste” et “moderne” tout ce qui appartenait jusque-là au répertoire de la pensée de droite, et pour “totalitaire” et “archaïque” tout ce qui définissait la pensée de gauche [2] ».
Macron, l’enfant de Schröder et de Blair, a, semble-t-il, bien compris le message. Et ce n’est pas un hasard s’il propose d’engager une « révolution » dans son livre-programme éponyme – qu’importe s’il s’agit en fait d’une révolution conservatrice. En 1999, Pierre Bourdieu avait averti : « Combattre une telle politique [de démantèlement de l’État-providence, NDLR], c’est s’exposer à apparaître comme archaïque lorsqu’on défend les acquis les plus progressistes du passé [3]. » Quinze ans plus tard, la gauche n’a pas encore trouvé comment sortir du piège.
[1] Macron par Macron, éditions de l’Aube, 2017.
[2] D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Léo Scheer, 2007.
[3] Lire sa conférence à New York dans Contre-feux (tome 2), Raisons d’agir, 2001.