Erdogan, ou la stratégie de la division

D’après Didier Billion, spécialiste de la Turquie, l’opposition de gauche a du mal à s’unir face à Erdogan, dans un pays qui ne pourra se stabiliser sans avoir réglé la question kurde.

Selim Derkaoui  • 26 juillet 2017 abonné·es
Erdogan, ou la stratégie de la division
© photo : YASIN AKGUL/AFP

Un tribunal turc a décidé, mardi 18 juillet, de maintenir en prison six militants des droits humains. Depuis le coup d’État manqué du 16 juillet 2016, qui avait fait 250 morts dans les rangs de l’armée et de la police, les arrestations en Turquie s’enchaînent – 50 000 à l’heure actuelle. Un an après cet événement, Recep Tayyip Erdogan célébrait en grande pompe la « fête de la démocratie » devant des milliers de personnes rassemblées devant le Parlement. Une semaine auparavant, des opposants manifestaient entre Ankara et Istanbul, mais cette opposition de gauche progressiste, très divisée, aurait besoin de se reconstruire, estime Didier Billion, alors que la question kurde, loin d’être réglée, risque de déstabiliser le pays encore longtemps.

À lire aussi >> Notre dossier « Turquie : le coup de force d’Erdogan »

Comment se présente la situation politique et sociale en Turquie ?

Didier Billion : Une polarisation politique et sociale extrême existe depuis plusieurs années, mais elle s’est cristallisée depuis le coup d’État. Erdogan souhaite instaurer de nouveaux paradigmes et des référents identitaires dans le pays. On observe une sorte d’islamisation de l’espace public, ce qui est nouveau et en contradiction avec le dogme de Mustafa Kemal et de ses successeurs.

En prenant certaines mesures, comme islamiser les lieux publics, Erdogan a vite compris qu’il surfait sur une majorité sociologique conservatrice, ce qui explique en partie ses victoires. Il installe des paramètres nouveaux et très inquiétants, dont l’amplification d’une stratégie liberticide : 45 000 prisonniers politiques et près de 140 000 fonctionnaires limogés. En faveur de cette stratégie, Erdogan a exacerbé toutes les oppositions : Turcs contre Kurdes, sunnites contre alévis, laïcs contre pieux musulmans.

Cette volonté de polarisation est très dangereuse. Le rôle d’un chef d’État devrait être de trouver des compromis. Lui fait tout le contraire, ce qui lui permet ensuite de justifier sa politique répressive. Une logique infernale est à l’œuvre.

La victoire du « oui » au référendum constitutionnel d’avril dernier a-t-elle renforcé cette « logique infernale » ?

À en croire les informations sur la Turquie, nous aurions affaire à un régime de terreur absolue. Ce n’est pas un régime démocratique, c’est certain, le climat de peur est palpable et les risques sont réels : 160 journalistes en prison, par exemple. Mais il faut se garder de voir les choses en noir et blanc. Le 16 avril dernier, le référendum pour renforcer le pouvoir personnel d’Erdogan a été gagné avec seulement 51 % des suffrages exprimés. Alors que, pendant toute la campagne électorale, il y a eu une utilisation massive et scandaleuse de la plupart des médias par le pouvoir. Et, pour la première fois dans l’histoire de la Turquie républicaine, nous savons qu’il y a de forts soupçons de fraudes électorales à un niveau massif.

Comment s’exprime l’opposition dans des villes comme Istanbul ou Ankara ?

Istanbul, la plus grande ville, et Ankara, la capitale politique, sont gérées par l’AKP – le parti d’Erdogan. Pourtant, elles ont enregistré une majorité de « non » au référendum. Par ce vote, la société turque a prouvé qu’elle se saisissait de tous les moyens pour résister à Erdogan.

En juin et juillet, une marche pour la justice a été organisée par le Parti républicain du peuple (CHP) entre Ankara et Istanbul. Pendant trois semaines, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui se sont mobilisées. Certains venaient pour deux jours, d’autres quelques heures. Le mouvement a été d’une ampleur que même le CHP n’aurait pas soupçonnée. Son principal dirigeant, Kemal -Kiliçdaroglu, âgé de bientôt 70 ans, a été présent sur une grande partie du parcours. Sur la route, s’est exprimée cette volonté de ne pas s’en laisser conter. Cette marche pour la justice a été rejointe par des dirigeants du Parti démocratique des peuples (HDP), des associations, des syndicats, etc. En cette occasion, le mouvement d’opposition a montré au grand jour que, oui, il était possible de résister à Erdogan.

L’événement s’est terminé par un immense meeting à Istanbul – les organisateurs parlent de deux millions de participants, la police de 175 000, mais je pense que le chiffre se situe à peu près au milieu. Cela ne signifie pas pour autant la fin annoncée d’Erdogan, mais je crois qu’il a mangé son pain blanc et que les difficultés vont commencer.

L’économie turque, mal en point, serait-elle l’une de ces difficultés ?

La situation économique connaît quelques turbulences. La livre s’effondre, et les investissements directs étrangers, vitaux, ont tendance à se tarir, car les entrepreneurs, devant cette situation instable, hésitent à investir. Mais la Turquie n’est pas non plus à genoux. Les très nombreux succès électoraux d’Erdogan (depuis son accession au pouvoir, en 2002, il a gagné toutes les élections) prouvent qu’il a encore une base électorale. Celle-ci s’est constituée autour des classes moyennes, qui se sont élargies depuis quinze ans grâce aux très bons résultats économiques de la Turquie. Donc, si les turbulences persistent dans les mois à venir, il est clair qu’une partie de cette base risque de se séparer de l’AKP. Mais l’alternative n’est pas encore constituée.

Pendant la marche pour la justice, le Parti républicain du peuple a été très attentif à ce qu’il n’y ait pas de provocations, de dérapages ou de violences, car, pour lui, c’était le moyen de se présenter comme l’opposant fédérateur capable de s’opposer à Erdogan en 2019.

L’opposition paraît néanmoins très divisée. N’est-ce pas le principal atout d’Erdogan ?

Les oppositions, dans l’histoire de la Turquie, ont toujours eu beaucoup de mal à s’unir. Il est évident qu’Erdogan est puissant grâce à ce qu’il a accompli depuis quinze ans – je suis très critique vis-à-vis de son action politique, mais force est de reconnaître que, du point de vue social, comme la loi sur l’assurance maladie, il y a eu des éléments positifs, dont les classes moyennes lui sont redevables. Mais la force d’Erdogan vient aussi de l’impuissance de l’opposition. Ce n’est pas très drôle d’être son opposant ! Onze des parlementaires dirigeants du parti kurdiste (HDP) sont en prison. Le Parti républicain du peuple ne subit pas la même répression, mais la marche pour la justice est née car l’un de ses parlementaires, Enis Berberoglu, a été mis en prison pour vingt-cinq ans.

Au-delà de la difficulté à s’exprimer, il y a une incapacité des différentes oppositions à s’allier. Battre Erdogan ne sera pas une partie de plaisir. Il a une base, une implantation, et c’est un leader charismatique. Il y a deux ans, il a été élu à la présidentielle dès le premier tour. Cela a un sens et explique aussi le grand faste qu’il a donné aux commémorations. Il n’a pas cessé de se présenter comme le seul capable de maintenir l’unité de la Turquie contre les tentatives de déstabilisation intérieures et extérieures.

L’opposition sera-t-elle capable un jour de s’unir ?

J’ai évoqué le HDP et le Parti républicain du peuple. S’ils s’alliaient, cela pourrait changer la donne politique. Le problème est que le Parti républicain du peuple est kémaliste et manifeste une forte réprobation vis-à-vis de toute velléité d’autonomie ou de droit culturel différent des Kurdes. Les partis kurdes accepteront donc difficilement des alliances avec lui.

L’autre parti de l’opposition parlementaire, c’est le celui de l’action nationaliste, d’extrême droite, qui, pour l’instant, soutient Erdogan. Il y a donc un travail de reconstruction des forces progressistes de gauche à effectuer.

La question kurde reste-t-elle centrale en Turquie ?

Sans relativiser l’ampleur de la répression évoquée précédemment, je considère que la question kurde reste le défi politique numéro un de la Turquie. Ce pays ne pourra pas se stabiliser tant que la question kurde ne sera pas réglée. Depuis 2015, il y a eu une résurgence du « traitement militaire » de cette question. Erdogan a décidé de reprendre les opérations militaires à grande échelle contre le PKK. C’est un non-sens, car il n’y aura pas de règlement militaire de la question kurde. Le PKK est plus puissant aujourd’hui qu’en 1984, date à laquelle il a commencé à mener des opérations armées contre le pouvoir.

La politique du « tout-répressif » n’a pas fonctionné. Il faut reprendre le chemin de la négociation – ce qui est plus facile à dire qu’à faire. La question kurde a été instrumentalisée par Erdogan pour des raisons de politique intérieure. Et les choses se sont aggravées depuis le coup d’État de l’année dernière. Il ne cesse d’accuser le PKK d’être une organisation « terroriste ». Ce que l’on sait, c’est qu’entre 2012 et 2015 le PKK a cherché à négocier. C’était courageux de sa part. On discute avec ses adversaires, voire avec ses ennemis. C’est le b.a.-ba du jeu diplomatique.

Didier Billion Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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